extrait de l'ouvrage

Léon-Charles
CANNICCIONI

un peintre corse
1879-1957


À paraître prochainement à La Marge Edition - Ajaccio

Écrit et soutenu par
Denise LUCCHESI-LUCIANI

Tiré du mémoire de maîtrise d'Histoire de l'Art
AIX-MARSEILLE 1
Département d'Histoire de l'Art et Archéologie septembre 2000

ADECEC - CERVIONI 2001

Le mot du président

Il nous arrive parfois d'entendre citer telle personne (berger, laboureur, manœuvre, tâcheron…) parvenue à un rang social supérieur et enviable, à la force du poignet, en self made man, sans aucune intervention contrairement à ce qui a lieu fréquemment chez nous comme ailleurs.

Tel Xavier Canniccioni, berger, autodidacte, journaliste, homme de lettres. Quel envol mes amis !

Puis son fils Léon-Charles, s'éveillant très tôt aux beaux-arts, accomplissant une ascension fulgurante jusqu'au rang des grands peintres et acquérant bientôt une notoriété mondiale.

Mais comme à de nombreux corses, la gloire de Léon-Charles ne lui fait pas oublier son pays. Il s'en inspire dans ses œuvres, il y revient souvent, et il le représente dans de nombreux dessins et tableaux au point de nous laisser, à la fin de sa vie, une œuvre féconde et d'une grande valeur ethnographique.

Mais quel mérite aussi que celui de Madame Denise Lucchesi-Luciani qui a dû faire preuve d'obstination et d'une sacrée patience dans ses recherches pour nous décrire et commenter la vie du maître et ses œuvres qui évoquent la nature, l'existence laborieuse des gens, leurs différentes activités, leurs coutumes…

En lisant cet extrait d'un mémoire de maîtrise, on est sans aucun doute émerveillé par l'abondance et la qualité de l'œuvre de l'artiste, jusqu'à ce jour méconnu du grand public, mais on est également captivé par la narration, relatant les gens, les choses, et les faits d'autrefois.

En terminant la lecture, j'ai eu l'impression de quitter un grand musée après une visite guidée et merveilleusement commentée par l'auteur.

En attendant la sortie du livre de Madame Lucchesi-Luciani, on ne saurait que trop recommander de lire cette brochure où l'on trouvera, j'en suis persuadé, intérêt et admiration.

Ghjiseppu Léoni

 

Introduction

Avant d'aborder en détail la vie et l'œuvre de Léon-Charles Canniccioni, il est nécessaire de situer l'une et l'autre dans leurs contextes historique et artistique. Deux éléments doivent avant tout entrer en ligne de compte si l'on veut bien comprendre son œuvre. D'abord, sa longue longévité (1879-1957) lui permet d'assister aux grands courants artistiques qui vont se développer durant la fin du XIXème et la première moitié du XXème siècles. Ensuite, sa personnalité et ses choix artistiques qui font notamment ressortir son talent inné de l'observation et sa passion indéfectible envers la Corse.

À la fin du XIXème siècle, la Corse qui est française depuis pratiquement cent ans, connaît une grave crise économique. De nombreux corses dont la famille Canniccioni s'exilent vers la France et les territoires d'Outre-Mer ; le contexte culturel subit les conséquences de cette situation. Néanmoins, la deuxième moitié du XIXème et le début du XXème siècles verront l'intérêt pour la peinture augmenter et les initiatives pour la promouvoir se multiplier. Des peintres insulaires qui font preuve d'une grande originalité, atteignent une renommée nationale et pour certains d'entre eux internationale [1]. Leur apprentissage s'effectue en règle générale sur le continent ou en Italie. En outre, la Corse attire de grands noms en peinture comme l'Américain James Abbott McNeill Whistler, les Français Henri Matisse et Fernand Léger ; l'île qui est un catalyseur de l'imaginaire, devient un champ d'expérimentation pour les peintres. Des écrivains tels Honoré de Balzac, Alexandre Dumas, Prosper Mérimée se rendent sur l'île où ils s'intéressent surtout au bandit d'honneur et à la Vendetta.
C'est pourquoi, la formation artistique de Léon-Charles Canniccioni se déroulera à Paris où sa famille y est installée depuis 1880. Il est accepté en 1893 à l'Ecole des Arts Décoratifs, puis, débute comme élève temporaire à l'Ecole des Beaux-Arts. Après une longue période de crise, le continent connaît quant à lui sa deuxième révolution industrielle. Cette reprise de l'économie due notamment aux innovations scientifiques, fait de Paris la plaque tournante du monde artistique français. La rencontre entre les artistes du monde entier donne lieu à un grand brassage culturel, le dernier quart du siècle voit la peinture moderne s'opposer à la peinture académique, et au début du XXème siècle, les avant-gardes créent une véritable " révolution " picturale. Le peintre corse qui travaille et habite dans la Capitale, choisira la voie traditionnelle et connaîtra une renommée officielle, ce qui l'écartera bien évidemment des mouvements de l'époque. Nous savons par exemple qu'il participera tous les ans au Salon officiel. Il décrochera de nombreuses distinctions dont la médaille d'or et ses tableaux seront achetés fréquemment par le gouvernement. D'autre part, il s'était constitué un réseau de relations parisien qui lui permettait d'obtenir de nombreuses commandes de particuliers, comme par exemple des personnalités du monde artistique et des hommes politiques parmi lesquels le chanteur Muratore et le Président Paul Doumer. Ce dernier lui fit exécuter un tableau intitulé Vue du Golfe d'Ajaccio dans les années 1930, afin de l'installer dans son bureau de la Présidence de l'Elysée.

1. GIANSILY, Dictionnaire des peintres corses et de la Corse, 1800-1950, Ajaccio, La Marge, 1993, p. IX, introduction.
 

Selon les témoignages recueillis, Léon-Charles Canniccioni était un personnage " haut en couleurs ". Il n'économisait pas son amour pour la vie, pour les autres et pour les choses ; le côté passionné de sa personnalité le rendait perfectionniste dans ses activités artistiques provoquant de terribles coups de colère si son travail ne lui convenait pas, et ce surtout à la fin de son existence lorsque sa main n'était plus aussi sûre qu'avant. Ce grand romantique fut l'homme d'une seule femme, en effet, il était très proche de son épouse qui le secondait administrativement dans son travail, et après le décès de cette dernière en 1942, il vécut de longs moments de détresse. Physiquement, il n'était pas très grand mais avait une constitution robuste, ce bon sportif fut d'ailleurs recruté chez les sapeurs pompiers de Paris ; certaines de ses caractéristiques physiques sont perceptibles dans l'unique autoportrait non-daté ainsi qu'une photographie datant des années 1950 qui nous sont parvenus : nous découvrons un homme au regard franc et direct, il porte une barbe assez courte et ses cheveux ont la " coupe au bol ". Canniccioni qui possédait une grande aura, aimait le contact avec les autres et adorait fréquenter les milieux artistiques parisiens, mais aussi corses, puisqu'il échangeait ses expériences avec d'autres peintres insulaires tels Jean-Baptiste Bassoul, Lucien Peri, François Corbellini, à la galerie Bassoul à Ajaccio. Son attachement envers la Corse et ses habitants était sincère, il connaissait l'île parfaitement car il y venait plusieurs fois par an. Sa gentillesse lui valut d'être apprécié et toujours bien accueilli par ses compatriotes, les vieux moltifinchi [2] ont en mémoire un souvenir impérissable de cet artiste aimant faire des portraits de figures emblématiques du village, et des longues promenades qu'il effectuait en montagne pour être en contact direct avec les paysages et rendre visite aux bergers de la région. L'inspiration de sa peinture ne provient pas de Paris et ses rues mais de sa terre natale, la majeure partie de son œuvre est donc consacrée à des sujets insulaires qui contribueront à sa renommée au-delà des frontières nationales. Léon-Charles qui faisait partie de la diaspora corse, conserva une grande modestie même si ses tableaux furent achetés par des musées étrangers tels celui de Leipzig en Allemagne ou encore de New York, San Francisco aux Etats-unis. Aujourd'hui, des lieux prestigieux français comme Matignon abritent encore ses paysages corses et démontrent ainsi que sa peinture est toujours appréciée.

2. Habitants de Moltifao.
 

Artistiquement, ce peintre de formation académique n'aura de cesse d'évoluer d'une manière très personnelle. Ses premières œuvres seront classiques avec des sujets mythologiques, historiques et allégoriques, et le réalisme ainsi que le romantisme seront une constante dans ses tableaux. Son intérêt pour les impressionnistes sera présent dès les années 1915 et perceptible dans l'étude de la nature, dans sa vérité matérielle et aussi dans les mutations des saisons ou de la lumière. La réalité de la nature était pour lui une étroite intimité avec l'homme, d'où son attachement aux gestes des paysans et une attention affectueuse pour les vies modestes des Corses. C'est à travers les travailleurs des champs qu'on retrouve une certaine parenté avec Millet. Par exemple, le dessin La Cueillette des olives illustrant le livre La Corse de 1935 de Pierre Dominique s'inspire des Glaneuses du grand peintre. Il n'y a pas chez Canniccioni l'ambition de transmettre à travers ses personnages, un message social ou politique, mais un souci constant de représenter un mode de vie corse. Cette vision ethnographique de l'île est aujourd'hui un précieux témoignage et le différencie de ses amis peintres insulaires tel Lucien Peri. La population est le véritable sujet de ses œuvres et le paysage ne sert que de décor. Une autre singularité de sa peinture est la présence d'un brassage culturel et physique entre la Corse et le monde oriental. Il n'est pas rare, par exemple, de découvrir des figures orientales au milieu d'un groupe d'insulaires en tenue traditionnelle. Son style est constitué d'apports extérieurs différents mais le peintre n'y est pas soumis aveuglément. Il leur demande seulement de lui fournir des moyens et adapte ceux-ci à son propre tempérament, accomplissant de ce fait un acte qui lui est personnel, même s'il lui est inspiré par l'extérieur. Toute l'œuvre de Canniccioni est en fait une fusion entre la vision du réel et le sentiment de l'artiste, le reflet d'une émotion sincère servi par une technique savante.

Cet ouvrage s'appuie sur quelques éléments bibliographiques que j'ai pu recueillir, et son intérêt aura le mérite de combler quelque peu, certaines lacunes que ces éléments à eux seuls n'ont pu apporter à ce jour.
Le sommaire proposé comprend une biographie détaillée du peintre, une partie consacrée aux relations que Canniccioni entretenait avec la Corse et ses habitants, une découverte des us et coutumes de l'île à travers une analyse de quelques-unes unes de ses œuvres, ainsi qu'une étude sur la place artistique qu'il tenait dans le contexte national de l'époque, et une analyse de son œuvre, suivi d'un catalogue raisonné vérifié sur plus de cent œuvres (ce catalogue n'apparaît pas dans la parution de l'ADECEC). Des illustrations en couleurs accompagnent le texte pour le plus grand plaisir des yeux.
L'objectif de ce livre est de faire découvrir ce peintre à un large public, car c'est un sujet quasi inédit. Les publications le concernant sont peu nombreuses. Il n'existe que des biographies sommaires et quelques articles de journaux récents et plus anciens. Citons les articles : " Un grand artiste ajaccien : Léon Canniccioni, un magistral interprète de nos paysages lumineux ", La Corse Touristique et Hôtelière, n° 20 (janvier/février 1956), pp.19-20, de BARETTI Martin et GIACOBINI Louis ; " Léon Charles Canniccioni ", l'Annu Corsu, 1925, pp.173-174, de FONTANA Paul ; " Léon-Charles Canniccioni (1879-1957) : un grand peintre originaire de Moltifao ", Corse Matin, (23 avril 1991), de COLONNA Ange. Nous avons également trouvé des informations dans le Dictionnaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs, Librairie Gründ, 1976 et éditions précédentes, de BENEZIT E, et le Dictionnaire des peintres corses et de la Corse, 1800-1950, Ajaccio, La Marge, 1993, pp. 13-14, de GIANSILY Pierre-Claude.


La Vocératrice

Biographie

Léon-Charles CANNICCIONI est né le 30 avril 1879 dans la rue St-Charles à Ajaccio. De ses parents, nous savons peu de choses, sinon que Léon-Charles était leur fils unique et que sa mère était originaire d'Ajaccio. D'après le registre de naissance, son père Xavier Canniccioni est né le 20 ou 22 [3] avril 1852 à Moltifao, il était berger cependant, cet autodidacte authentique deviendra un homme de lettres estimé. En 1880, la famille s'établit à Paris car la Corse connaît une grave crise économique depuis le XIXème siècle et s'enfonce peu à peu dans la misère. Sous le pseudonyme de CANNY, Xavier écrit de nombreux articles dans divers journaux de Province et de Paris, mais il débutera véritablement dans les petits quotidiens paraissant en Corse. Cet écrivain qui a su conserver la tradition des Romantiques et des Parnassiens, propose des poèmes lyriques ; dans une forme impeccable autant que moderne, il crée notamment Marines et Paysages, Aurore couchant ainsi qu'Escarmouches, Chansons et Poèmes, Cris de fureur. Cet homme tourmenté d'art et de politique est pendant quelque temps rédacteur en chef du Réveil du Lot, rédacteur à la Bataille avec Lissagaray pendant la période boulangiste, plus tard à la République, rédacteur au Gringoire, journal d'étudiants, et ensuite rédacteur à l'Etincelle à côté d'Henry Maret.
Nous avons retrouvé un portrait en buste de Xavier Canny effectué par son fils en 1909, ce dessin au crayon est dédicacé à M. Mathieu Grimaldi qui est maire de Moltifao de l'époque et ami de Xavier. On découvre un visage aux traits réguliers accompagné d'une barbe, une attitude fière et une bonhomie laissant deviner un bon vivant. Il faut savoir que Xavier est très apprécié par ses proches, et parmi ses amis, citons le père de Louis Giacobini qui est auteur de l'article de La Corse touristique et hôtelière de janvier/février 1956. Il fréquente un cercle d'érudits, mais n'a jamais oublié pour autant ses origines paysannes et son attachement pour la Corse : il vient fréquemment dans son village. Les promenades en montagne et les visites faites aux bergers de la région sont certainement une grande source d'inspiration pour ses poèmes tels Asco, le Chevrier, le mont Padro et les monts Giuelli tirés du recueil Marines et Paysages de 1901 ; l'influence sur son fils est déterminante notamment pour les choix des sujets et des ambiances. Concernant les années 1900, nous avons peu d'informations sur la vie privée de Xavier, hormis son mariage en secondes noces avec Marie-Jeanne Feliker, le 22 juillet 1910, dans le XIIIème arrondissement de Paris.

3. Sur le registre de naissance de Moltifao, la date est pratiquement illisible.
 

L'enfance et l'adolescence de Léon-Charles se déroulent à Paris où son goût pour les arts se manifeste très tôt. Ce choix artistique sera encouragé par son père, bien qu'il sache, par expérience, que cette voie est fort difficile. En 1893, il étudie à l'Ecole d'Arts Décoratifs et deux plus tard, il s'inscrit à l'atelier libre de Jean-Léon Gérôme qui est un atelier indépendant de l'Ecole des Beaux-Arts. Au départ leurs rapports seront tendus puisque ce professeur exigeant n'hésite pas à critiquer ironiquement le nom de Canniccioni en demandant si ses origines étaient italiennes ; face à ces attaques, le timide apprenti oppose une fierté ombrageuse et revendique son authenticité corse. Toutefois, ces frictions disparaissent pour laisser place à de bons rapports et cinq ans plus tard, on découvre le nom de Canniccioni sur la liste des élèves de Gérôme à l'Ecole Nationale des Beaux-Arts, en effet, il y est reçu en 1899. Parallèlement, à dix-neuf ans, sur les conseils du capitaine Peraldi, Léon-Charles s'engage pour une durée de quatre ans dans le corps des sapeurs pompiers de Paris [4].
Jean-Léon Gérôme (1824-1904) est considéré comme un peintre officiel académique, il joue un rôle important dans la vie artistique parisienne au dix-neuvième siècle. Il a un atelier à l'Ecole des Beaux-Arts à Paris de 1864 à 1904, et les cours ont lieu tous les mercredi et samedi, même l'été. Sa sévérité et sa froideur sont légendaires, toutefois, il est le maître le plus aimé et le mieux obéi de l'école ; d'ailleurs, Gérôme donne des conseils mais il ne contraint personne à les suivre. Léon-Charles Canniccioni devient l'un de ses meilleurs élèves et c'est sous sa direction qu'il décroche une série de récompenses : trois médailles de grandes figures peintes, cinq médailles d'esquisses peintes. On parle beaucoup moins à cette époque de l'atelier de J. L. Gérôme, bien qu'un peintre comme Henri Rousseau (dit le douanier) se réclame de cet enseignement et affirme que s'il a conservé sa naïveté, c'est grâce à Jean-Léon. Il faut entendre par ce terme comme une sorte d'innocence visuelle devant la nature. On sait également que le professeur accepte dans son atelier des impressionnistes académiques. Actuellement, nous n'avons aucune information sur l'évolution de l'apprentissage du peintre corse, cependant, on peut penser qu'il a subi le même rythme de travail que les élèves des années précédentes. Sa maîtrise du dessin autant que son goût pour les sujets orientaux sont le résultat de l'enseignement inculqué par le Maître : il s'inspire notamment des attitudes, des tenues vestimentaires, des figures et des éléments décoratifs des œuvres de Gérôme.
Léon-Charles Canniccioni qui passe dix ans à l'Ecole Nationale et Spéciale des Beaux-Arts [5], devient élève à titre définitif le 22 juin 1907 ; cette promotion intervient après l'obtention, d'une 2ème seconde médaille pour une esquisse peinte à 1 degré, dans le cadre du concours de composition. Tout au long de sa scolarité dans cette école, il se présente aux concours de composition, semestriels, et ceux du Grand Prix de Rome pour lesquels il se distingue à trois reprises, mais n'obtient jamais le 1er prix. Il a un autre professeur de renom, Gabriel Ferrier (1847-1914) qui est un peintre de genre et portraitiste. Il est aussi l'auteur de décorations murales tel le plafond du théâtre de Nîmes. Cet officier de la légion d'honneur et membre de l'Institut apprécie Léon-Charles et lui reconnaît de nombreuses dispositions, il le considère comme " un bon élève " voire comme " un très bon élève ", et sous sa direction, il décroche le prix d'histoire d'Attainville et le prix Chenavard en 1907/08 et 1909. L'œuvre classique intitulée Autour d'un temple circulaire,... qui lui permet d'obtenir le prix d'Attainville de 1908, réunit les principales caractéristiques de son style, c'est-à-dire un grand souci de la composition, de la ligne et du traitement anatomique. Au-delà des relations professeur-élève, une collaboration ponctuelle donne le jour au tableau La Présentation de Jésus au temple de l'église de Moltifao. D'ailleurs, à l'arrière de la toile, sont inscrits les noms de Canniccioni et Ferrier.

4. COLONNA Ange, Maître Léon-Charles Canniccioni (1879-1957), Comité du Patrimoine de Moltifao, 1991.
5. A l'époque cette institution se nommait Ecole Nationale et Spéciale des Beaux-Arts, aujourd'hui, elle porte le titre d'Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts.
 

C'est à trente ans que Canniccioni exposera pour la première fois au Salon des Artistes Français qui a lieu une fois par an. À partir de 1909 jusque dans les années 1940, il obtient de très nombreuses récompenses et parmi les plus élevées la médaille d'or. Au Salon de 1909, il reçoit pour la Douleur d'Orphée, une médaille d'or de deuxième classe ou une médaille de troisième classe. Pour cette œuvre se trouvant au musée d'Ajaccio, Léon-Charles Canniccioni met en pratique ce qu'il a appris à l'école, le choix et le traitement des thèmes sont très académiques : le sujet mythologique, les figures (poses et gestes maniéristes) et la composition étudiée sont dans l'esprit de la toile intitulée Autour d'un temple circulaire,... de 1908.
Avec le tableau Le Retour à la Terre exposé au Salon de 1911, il obtient une bourse de Voyage de l'Etat. L'œuvre qui se trouve au musée d'Ajaccio, met en scène, en avant-plan, plusieurs personnages et dispose à l'arrière-plan, de grands pins laricci et eucalyptus s'élevant vers le ciel. Cette bourse lui donne la possibilité, d'une part, d'étudier les œuvres des grands maîtres exposés dans les musées européens, d'autre part, de visiter et de s'inspirer des différents pays parcourus. Quelques années plus tard, dans un cadre cette fois professionnel, il participera aux expositions notamment de Naples et San Francisco. Mais, la zone géographique qu'il affectionne particulièrement est la Méditerranée (Afrique du Nord, Espagne, Corse, etc…). L'Afrique du Nord semble être une des destinations préférées du peintre, il s'y rendra à plusieurs reprises et souvent en compagnie de sa famille. Il visitera également l'Espagne, mais, la Corse remporte la première place dans son cœur et l'on en connaît bien évidemment les raisons. Canniccioni crée et expose dès ses débuts des œuvres sur notre île qui sont très appréciées aussi bien par l'Etat que des particuliers. Les thèmes tels les processions, enterrements, foires, paysages ont du succès au point qu'il reproduit le même tableau afin de répondre à plusieurs commandes. Ces sujets s'exportent bien à l'étranger et permettent au peintre d'être l'ambassadeur de notre île : les principaux acheteurs sont les musées comme celui de Leipzig (Allemagne) pour Edith retrouve le corps d'Harold après la bataille d'Hastings de 1910, et le musée de San Francisco, pour les Préparatifs pour la Foire de 1913.
Durant la Première Guerre Mondiale, Canniccioni qui est mobilisé pour combattre sur le front de l'Est à Flirey et à Verdun, se transforme en "reporter d'images" en nous faisant part de son quotidien, à travers ses aquarelles, fusains et crayons. Au musée d'Histoire Contemporaine situé aux Invalides à Paris, nous avons retrouvé dix-neuf œuvres de Canniccioni dont une dizaine déposée par l'Etat ; ses dessins sont essentiellement des gros plans de figures ou de bâtisses. L'option du " zoom " oblige le peintre à se concentrer uniquement sur un élément à la fois, par exemple, sur le visage du Tirailleur, l'expression devient le véritable sujet de ce dessin. C'est en fait le début pour lui d'une véritable recherche sur les visages et sur la traduction et/ou interprétation des sentiments humains à travers l'intensité des regards. Durant cette période, un autre changement intervient cette fois concernant la recherche d'une nouvelle facture picturale et étude chromatique traduisant un essai impressionniste et post-impressionniste, le Cavalier corse dans la vallée de l'Asco de 1915 en est le plus parfait exemple.

À partir de 1920, il bénéficie d'une grande renommée officielle et son influence artistique opère sur les jeunes de sa génération, ainsi, dans les ateliers parisiens des années 1920 à 1936/40, certains l'imitent et "peignent à la Canni". Il donne notamment des cours chez Mademoiselle G. de Raffallac, une artiste, qui a engagé Léon-Charles et un autre protagoniste. Le peintre corse a aussi les compétences nécessaires pour enseigner aux Beaux-Arts, mais, pour diverses raisons, cela ne s'est jamais fait.
Concernant la vente de ses œuvres, nous savons qu'il reçoit des commandes de l'Etat pour les tableaux tels le Général Bonaparte de 1921, le Portrait de l'abbé de la Caille de 1923, le Christ descendu de la Croix de 1924, la Levée du Siège de Metz par Charles Quint de 1928. Par exemple, le Christ descendu de la croix de 1924 montre que Canniccioni n'a pas oublié les sujets académiques et les leçons des grands maîtres, il renoue avec les ambiances sombres et les grandes virtuosités scénographiques. Ce retour aux inspirations classiques permet de constater que le peintre à une meilleure maîtrise dans l'art de l'imitation, il a digéré les leçons apprises et s'est débarrassé des compositions un peu maladroites qui existent dans ses premiers tableaux classiques. Le tableau d'histoire intitulé la Levée du siège de Metz par Charles Quint de 1928 qui est très abouti, est le résultat de plusieurs années d'observations d'œuvres de peintres classiques. Cette toile est semble-t-il l'une des dernières tentatives concernant les sujets classiques, en effet, on ne les retrouvera presque plus au cours des années qui suivront. Elle marque également la fin d'une période où Canniccioni tente de tirer les leçons de sa formation scolaire.
L'Etat n'est pas son unique acheteur, le peintre possède aussi un réseau de relations parisien lui passant diverses commandes, il fréquente effectivement un cercle d'amis de grand renom composé notamment du ténor Lucien Muratore, de M. Mellerio qui est joaillier à la rue de la Paix. À plusieurs reprises, ces personnes ont fait appel aux services de Léon-Charles qui produit Les Vendanges exposé au Salon de 1929 pour Mellerio, il fait également une décoration et un portrait de la femme de Lucien Muratore. Le musée des Beaux-Arts de Marseille a en dépôt un tableau acheté par l'état en 1925 qui est intitulé Le chanteur Muratore dans Carmen, nous n'avons pas d'informations sur les commanditaires possibles de cette œuvre et les questions suivantes restent sans réponse : Canniccioni l'a-t-il créé pour son ami ? Au départ est-ce une commande passée par le chanteur ?
Cette popularité lui donne la possibilité d'acquérir une aisance financière suffisante pour venir fréquemment en Corse notamment à Moltifao, et dans les années 1920, acheter un appartement rue des Halles à Ajaccio. Ses séjours sont l'occasion pour lui d'échanger des expériences avec d'autres peintres insulaires tels Lucien Peri, François Corbellini, à la galerie Bassoul qui appartient au peintre Jean-Baptiste Bassoul. Ces artistes collaborent en particulier pour la revue La Corse touristique des années 1925/30, et Léon-Charles promeut notamment l'île grâce à l'affiche du Circuit Automobile de 1921 du musée de Corte.
Le succès artistique lui ouvre définitivement les portes aux honneurs officiels et aux hautes fonctions. En 1924, Les Femmes corses à la Fontaine est médaillée d'or, et l'année suivante, Un Bouvier corse obtient le prix Rosa Bonheur. C'est semble-t-il, en 1927 [6], qu'il reçoit la légion d'honneur. Sur ce sujet, François Bassoul a une petite anecdote sympathique à nous raconter. À l'occasion d'une soirée, Canniccioni accroche sa légion d'honneur sur sa veste, et pour se déplacer, il emprunte le métro de Paris, où il aide un homme complètement saoul qui essayait de descendre du mauvais côté et l'accompagne aux bonnes portes de sortie. À cet instant, le " bonhomme " regarde le peintre et lui lance la réplique suivante : " Oh ! tu as des relations toi ", Canniccioni ne comprenant pas, demande pourquoi, l'autre lui répond : "Et bien, parce que tu as la légion d'honneur ! ". Il deviendra Sociétaire des Artistes Français, c'est-à-dire qu'il ne passera plus devant un jury. Selon Ange Colonna, maire adjoint de Moltifao, cette distinction intervient en 1929, à la suite de l'obtention au Salon de Paris d'une médaille de première classe (hors-concours) pour son tableau intitulé Les Femmes à la Fontaine de Moltifao. Une étape supplémentaire est franchie lorsqu'il est nommé membre du jury de peinture des Artistes Français.
Durant la période de l'entre-deux-guerres, son succès s'accroît également en dehors des frontières françaises, cette " exportation artistique " lui permet de nouer des amitiés ou d'être contacté pour des propositions professionnelles : il est ami de la famille royale de Roumanie et ce depuis les années 1920/30. On lui propose un contrat de travail en tant que peintre aux Etats-Unis mais il préfère rester en France. D'ailleurs, le musée de New York, maison Vanemecker, accueillit dans sa collection les Femmes corses à la Fontaine de Moltifao de 1929.

6. Cette date se trouve dans la plaquette de COLONNA Ange, Maître Léon Charles Canniccioni (1879-1957), Comité du Patrimoine de Moltifao, 1991.
 

Les années 1930 sont aussi couronnées de succès avec l'obtention du prix de la Tunisie pour Le Marché de Bastia. Deux ans plus tard, Le Conventionnel A. Chiappe menacé de mort par les émeutiers de Toulon est couronné du prix James Bertrand au Salon. Pour celui de 1935, le prix M.R.D. de l'Académie des Beaux-Arts est attribué à La Voceratrice qui est un tableau acheté par l'Etat, le peintre remporte également une médaille d'or à l'Exposition Internationale de Paris en 1937. Ses activités artistiques sont diverses puisqu'il renoue avec les arts décoratifs pour la manufacture des Gobelins en 1928/30, il répond à des commandes de particuliers et illustre un livre de 1935 intitulé La Corse de Pierre Dominique.
Dans le catalogue intitulé les Gobelins dans la première moitié du XXème siècle, on apprend que le premier contact du peintre avec la manufacture remonte au 15 octobre 1928, date d'une lettre adressée à l'artiste par le directeur M. Planes pour lui parler d'un projet de sièges en savonnerie. Durant le mois de décembre de la même année, le Conseil d'Administration lui commande deux petits panneaux de 2 m de haut sur 1, 60 m de large environ. Au Conseil du 2 juillet, le peintre ne propose qu'un seul panneau intitulé Vendanges en Corse, c'est l'esquisse en grandes dimensions du tableau Vendanges qui est un panneau décoratif appartenant à M. Charles Mellerio, et qui est exposé au Salon de 1929 sous le N°449. Le 22 octobre 1930, le panneau central est livré et il est décidé de la mise sur métier de cette tapisserie qui coûtera 189 411,43 Frs. Le 16 décembre, un marché est signé pour trois panneaux intitulés Les Fêtes des vendanges en Corse, le prix est arrêté à 40 000 F ; les deux autres cartons à venir ont respectivement pour sujets La Mer et La Forêt de la Corse. Après 1933, l'artiste ne touche que 20 000 Frs puisqu'il n'a pas terminé son travail sur les panneaux restants. Le 3 mars 1937, Canniccioni qui a besoin d'argent, propose à Janneau de compléter son projet en réalisant pour 20 000 F La Montagne avec les bergers et La Mer avec les pêcheurs (chacun mesurera 1,30 m x 2 m), mais ces réalisations ne verront jamais le jour.
Concernant l'achat de ses œuvres par des particuliers, on peut citer le cas du sénateur Paul Doumer et celui du notaire M. Victor Perrot : le sénateur Paul Doumer, Président de la République française dans les années 1930, lui commande une Vue du Golfe d'Ajaccio de 1930-40 ; une quinzaine d'années plus tard, l'œuvre est acquise par le FNAC (Fonds National d'Art Contemporain) et déposée au Palais de l'Elysée. Ensuite, M. Victor Perrot, notaire à Paris et collectionneur d'œuvres d'art, achètera une toile du peintre corse qui s'intitule Paysage de Corse datant peut-être de l'entre-deux-guerres, on présume que Canniccioni et M. Perrot se sont peut-être connus et rencontrés dans les milieux artistiques parisiens. Il faut savoir que le notaire adorait fréquenter la butte de Montmartre et allait fréquemment au cabaret, le " Chat noir ". C'est également durant cette période que Canniccioni vend beaucoup d'œuvres orientalistes (Afrique, Espagne) telles Ségovie sous la neige de 1930, Le Marché de Tunisie de 1932/1933, A Chameaux l'abreuvoir devant la mosquée du barbier, Kairouan de 1933, Dans l'oasis de Chenini de la même année, Sur une barque de Djerba de 1934, Place à Sidi Bou Said de 1937. Ces toiles abordent en majorité des thèmes africains sauf Ségovie sous la neige qui représente une ville espagnole.


Le Chevrier

En 1935, le livre La Corse de Pierre Dominique est édité en une trentaine d'exemplaires et possède approximativement soixante-sept dessins originaux de Léon-Charles Canniccioni illustrant les textes. Les dessins au fusain procurent une atmosphère riche en couleur, et les thèmes abordés sont ceux utilisés par le peintre tout au long de sa carrière. Ils représentent des paysages montagneux et marins, des portraits ainsi que des scènes de mœurs et de travail. Ces dernières nous renseignent sur les modes de vie en Corse durant la première moitié du XXème siècle. Les personnages qui sont mis en scène sont des jeunes, des vieux, des femmes et des hommes fiers et courageux. Ils incarnent le paysan mais aussi le bandit. Les exemples du Chevrier, des bergers Antonaccio et Cimitera semblent parmi les plus expressifs : le premier avec son chapeau et sa peau toute ridée nous lance un regard attendrissavrint, les visages et les mains sont robustes et reflètent le dur labeur.
En peinture, une nouvelle page s'ouvre vers des préoccupations basées essentiellement sur la couleur et la lumière, mais, sa formation classique est malgré tout présente. Ainsi, La Vue du Golfe d'Ajaccio des années 1930-40 est une synthèse entre ses connaissances classiques et ses expériences impressionnistes. On remarque toujours son attirance pour les personnages issus du bassin méditerranéen et en particulier du monde oriental, dans la Voceratrice de 1935, la rencontre entre la culture corse et orientale s'opère réellement. Le peintre dispose au premier plan, des femmes corses qui portent la faldetta, sorte de voile noir ou bleu foncé, et des hommes qui ont le costume et le pelone insulaires ; juste derrière apparaissent des membres de la confrérie qui sont vêtus et barbus tels les touaregs sahariens. Jean Marc Olivesi, actuel conservateur du musée Fesch d'Ajaccio, fait sur ce tableau le commentaire suivant :

" Lorsque Léon-Charles Canniccioni peint un enterrement à Moltifao, son village natal, on est stupéfait de la diversité des figures qui apparaissent sur sa toile. Sa Voceratrice paraît descendre tout droit d'une mosaïque byzantine, et cette Theotokos d'un nouveau genre est à peine moins exotique que les pénitents dont l'habit évoque immanquablement quelques notables chérifiens. " [7]

7. Guides Gallimard, Haute-Corse, La Corse vue par les peintres de Jean Marc Olivesi, Evreux, Editions Nouveaux Horizons,1983, p. 116.
 

Les années 1940 correspondent à une période malheureuse autant qu'agitée. En 1942, la disparition de sa bien aimée est une étape difficile à franchir car la complicité établie entre eux existait réellement. Mme Canniccioni qui était aussi originaire de Moltifao, assistait son mari en le déchargeant notamment des problèmes administratifs et financiers. D'autre part, l'artiste qui a notamment pignon sur rue à Paris, tombe dans l'indifférence au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Cette baisse de popularité est due en grande partie à son handicap physique récent, il est effectivement atteint d'une hémiplégie à la fin des années 40/ début des années 50. Sa maladie ralentit son travail et lui porte préjudice, plus personne ne va taper à sa porte pour passer commande. Lors d'une conversation entre François Bassoul (le fils de Jean-Baptiste) et le peintre, ce dernier fit cette triste constatation : " il y en avait des gens accrochés à ma sonnette, maintenant je ne vois plus personne ! ". Cela expliquerait partiellement que ses toiles soient parfois dans les réserves de certains musées. Malgré cette baisse de popularité, Canniccioni remporte encore quelques succès au Salon. En 1940, 1947 et 1948, il décroche respectivement les prix Paul Chabas, Léon Fernot, Charles Dunant, et l'Académie des Beaux-Arts lui décerne les prix Raphaël Maurice et Bastien Depage [8]. En 1947, il quitte son atelier parisien, rue du Moulin de Beurre, qui est également le lieu de son domicile ; François Bassoul préparant ses études d'Arts Décoratifs à Paris de 1932 à 1937, lui rendait visite à cette adresse. Il se souvient d'un appartement agréable situé au rez-de-chaussée qui était séparé de l'atelier par une cour composée d'un jardin arboré, l'éclairage et l'aménagement de l'espace intérieur reflétaient les préoccupations artistiques du peintre. Ce changement de domicile correspond à la période où le poste de conservateur du musée Roybet (fondation Achille Fould) de Courbevoie lui est attribué, c'est son cousin André Grisoni maire de cette ville qui lui a certainement obtenu ce poste. À l'époque, les directions des musées ne sont pas distribuées sur concours mais proposées par les administrations.
Au musée Roybet Fould, nous n'avons pratiquement pas retrouvé d'informations sur ses activités de conservateur : aucun renseignement sur les expositions organisées par le peintre, aucune trace de registre faisant état de son travail. Il semble que Canniccioni n'ait pas marqué de son empreinte l'histoire de ce musée. De plus, son successeur avait en horreur sa peinture et décrocha ses œuvres des murs. Aujourd'hui, le musée ne possède plus qu'une peinture intitulée Pêcheurs dans le Golfe de Saint-Florent exposée dans l'une des salles, ainsi qu'une cinquantaine d'esquisses de paysages et un autoportrait qui se trouvent dans les réserves. L'absence de date de ces œuvres ne permet pas de dire à quelle période exacte elles furent créées. M. Georges Barbier-Ludwig, l'actuel conservateur, nous a également informé sur les possibles commandes que Canniccioni aurait obtenues auprès des particuliers de Courbevoie, et amène donc à penser que son activité de peintre était toujours en éveil. D'autre part, Mme Agnès Delannoy, l'un des anciens conservateurs du musée, fit part des éventuels problèmes financiers de Léon-Charles dans les années 1950. Elle écrit dans le Petit Journal de L'Exposition de 1993 dudit musée, que le peintre utilisait des " matériaux pauvres ", des " cartons " et des " toiles peintes sur les deux faces, dont l'emploi révèle le dénuement dans lequel vécut l'artiste. " Ce témoignage est à nuancer par les propos de Charles qui est l'un des deux petits-fils du peintre. Il affirme effectivement que son grand-père utilisait l'arrière de certaines toiles afin d'exécuter des pochades, et précise que cela n'était pas le signe d'une grande pauvreté mais une habitude prise au cours de ses longues années d'activités artistiques.

8. COLONNA Ange, Maître Léon Charles Canniccioni (1879-1957), Comité du Patrimoine de Moltifao, 1991.
 

Durant ces années de crise, il ne semble pas venir en Corse, et c'est en 1951/52, qu'il effectue son dernier voyage. Après douze années d'absence, il débarque du bateau un vendredi d'été, à Ajaccio, sous une chaleur lourde et accablante. Léon-Charles est très fatigué et le voyage n'a pas arrangé la situation, mais, il est accompagné de son ami Théo Tellier qui a fait les Beaux-Arts avec lui. Ce vieux compère a une grande admiration pour le peintre corse, et l'assiste dans ces moindres déplacements. Ils se rendent tous les deux chez François Bassoul qui durant le week-end leur offre l'hospitalité. Les deux voyageurs acceptent volontiers car tous les hôtels de la ville sont complets [9]. Le lundi, ils vont en micheline (ou autorail) au village de Moltifao et ils y séjournent un mois environ : les dix premiers jours, les proches parents de sa femme, les Grisoni leur offrent le gîte et le couvert. Mais la maison qui est située trop en contre bas, n'est pas facile d'accès pour un hémiplégique, alors, les vingt derniers jours, ils iront habiter à " U Borgu " chez Pierre Grimaldi qui était le père de Charles Grimaldi [10]. Artistiquement, le peintre a deux projets : la représentation du battage du blé (a Tribbiera) et celle du clocher de l'église. Aidé par plusieurs personnes, il fait rassembler les bœufs derrière le cimetière, à proximité du hameau " U Borgu " et en fait des esquisses, mais par la suite, il ne va pas plus loin dans son entreprise [11]. L'autre raison de sa venue, c'est la vente de son appartement situé rue des Halles à Ajaccio. Le bilan de ce voyage n'est guère positif car durant ces douze années d'"exil" des changements sont survenus sur l'île et les souvenirs de l'artiste ne correspondent plus à la réalité. Dans le courrier adressé à François Bassoul datant de 1952, sa déception se ressent à tous les points de vue :

" Le voyage en Corse dont j'espérais tirer un bénéfice physique et moral m'a complètement déçu. Les douze années que je suis resté loin du pays ont apporté un tel changement dans les mœurs que je n'ai plus reconnu le village (…) Fini l'accueil patriarcal des parents accourus au-devant de vous (…)"

9. Témoignage de F. Bassoul.
10. Informations obtenues lors de l'entretien avec M. Antoine-Simon Arrighi , le 09-01-2000 à Moltifao. Ce dernier qui a connu Léon-Charles Canniccioni, est l'ancien maire du village.
11. Témoignage de A.-S. Arrighi et celui de Ange Grisoni qui a connu également le peintre et qui habite à Moltifao (entretiens du 09-01 et 07-02-2000).
 

Son œil d'artiste est choqué par " les maisons badigeonnées à la chaux " recouvrant les belles pierres d'antan. Les sujets de peinture se font plus rares, et il regrette que : " (…) les femmes ne veulent plus porter sur la tête les Secchie (seilles ou seaux) " qui est un thème récurrent de son œuvre. Cette dernière possède aussi des mises en scènes de fêtes au village, à ce propos voilà ce qu'il pense de la disparition du faste des traditions décoratives :

" Les jours de la fête du village, la procession m'a fait l'effet d'un enterrement (…), plus de palmes dorées, plus de lampions de style XVIIè s. Je n'ai plus rien retrouvé de ce que j'étais venu chercher. " [12]

Pour lui, ce triste changement devient total lorsqu'il découvre que :

" Venu à Moltifao pour me documenter et faire des études d'un grand tableau que je voulais consacrer à la gloire des moissons en Corse. Je n'ai pas vu un champ de blé tout au long de mes déplacements. Les montagnards font monter leurs pains par les boulangers de la ville. Fini les émanations du ciste brûlant dans le four (…)" [13]


Vue d'Ajaccio, Copie

Sa déception ne se limite pas seulement aux traditions, il déplore également la destruction de la nature. Ainsi Canniccioni qui a peint à plusieurs reprises Ajaccio, notamment son golfe avec ses inoubliables eucalyptus, dit à ce sujet :

"J'ai éprouvé une grande émotion en apprenant que l'eucalyptus était abattu, sa disparition va enlever un très important élément de pittoresque à la vue sur le golfe." [14]

12. Lettre de Canniccioni adressée à F. Bassoul.
13. Ibidem.
14. Ibidem.
 

Ajoutons à tout cela, son handicap physique qui freine sa réadaptation dans notre île et se retourne contre lui. En effet sa santé se dégrade, il l'explique fort bien dans cette fameuse lettre de 1952 :

" Avec cela l'impossibilité de me déplacer même à dos de mulet mes jambes se refusant à me maintenir sur le bât me blessant les reins, bref la plus désastreuse des déconvenues. Le voyage m'a beaucoup fatigué et je suis revenu ici pour m'aliter et en subis une petite attaque peut-être à la suite de contrariétés que m'ont causées les façons d'agir du maire (le nouveau maire de Courbevoie). "
Bien que nous n'ayons pas retrouvé de témoignages oraux ou de traces écrites des quatre dernières années de sa vie, il n'est pas difficile d'imaginer la souffrance qu'a dû éprouver le peintre face à sa maladie grandissante et, par voie de conséquence, à son incapacité de ne pas pouvoir exercer son art. Le 25 avril 1957, la vie de Léon-Charles Canniccioni se termine à Courbevoie dans l'oubli. Il laisse derrière lui une œuvre abondante, et une carrière artistique couronnée d'une renommée muséographique nationale et internationale. L'achat de ses œuvres par les institutions publiques permet aujourd'hui de constituer une importante source iconographique, et pallie ainsi le manque d'informations fournies par les descendants du peintre. En effet, Léon-Charles n'a eu qu'un fils qui est aujourd'hui décédé, ce dernier a perdu la plus grande partie des œuvres et correspondances de son père au cours d'un déménagement effectué de l'Afrique vers la France, et ses deux petits-fils ne possèdent guère de documents sinon quelques souvenirs d'adolescent. Toutefois la passion pour les arts qui animait Léon-Charles, n'a pas quitté les Canniccioni puisque Saveria, l'une de ses arrière-petites-filles, est aujourd'hui peintre, et permet donc à cette famille de renouer avec le monde artistique.

 

Canniccioni et la Corse

Léon-Charles Canniccioni a vécu la majeure partie de son existence sur le continent mais son affection pour l'île et ses habitants était très forte ; sa maison parisienne était toujours ouverte à ses amis insulaires en voyage ou résidents dans la capitale, auxquels il leur demandait parfois de parler en langue corse afin de se sentir plus proche de sa terre natale. Ce sentiment d'appartenance se manifestera dès son plus âge, citons par exemple les propos de P. Fontana de l'Annu Corsu de 1925 :

" Lorsque, tout jeune encore - il avait à peine seize ans - très timide et d'une fierté ombrageuse, il pénétra pour la première fois dans l'atelier du peintre Gérôme, tout rempli d'élèves espiègles et moqueurs, le maître bienveillant et rude lui demanda son nom. L'ayant entendu et fait répéter : " Vous êtes Italien ? " questionna-t-il. Italien ! Canniccioni, vrai Corse tout pénétré de nos sentiments traditionnels, entendit sans doute : " Lucquois ", et se révolta : " Non, non, pas Italien ! " s'écria-t-il oubliant sa timidité ; " Non, non, je suis Corse ! ". - " Italien, Italien ", répéta, pour le taquiner, le Maître amusé par cette indignation dont il ne pouvait comprendre le sens. Et l'enfant répétait avec une ardente obstination : " Non, non, je suis Corse ! ". Il l'est demeuré jusqu'au plus profond de son cœur d'homme, de son âme d'artiste. Et c'est pourquoi nous l'aimons et sommes fiers de son talent et de ses succès."

Cet attachement qui ne se démentira jamais, est en premier lieu un héritage culturel transmis par son père, il dira à ce sujet :

" Mon père m'a communiqué sa passion pour les mœurs antiques de nos montagnes (…) ce domaine de rêve qui a enchanté pour la durée de ma vie de mon enfance à mes vieux jours, les quelques heures heureuses que j'ai pu traverser sur notre monde traqué. " [15]

À son tour, il tâche de faire découvrir ses racines corses à ses petits-enfants en faisant dit-il "(…) goûter le sel des histoires que je leur ai contées." [16]

15. Lettre n° 3 adressée à Pierre Grimaldi et ce après l'année 1951/1952, ligne 25 à 33.
16. Ibidem, ligne 13.
 

En ce qui concerne la fréquence de ses venues, le peintre séjournait sur l'île à raison de deux fois par an minimum, ses périodes préférées étaient le mois d'avril et de septembre ; d'après la datation des dessins, nous savons avec certitude qu'il est notamment venu en 1920, en 1935 et en 1951/52. Il affectionnait en particulier la ville d'Ajaccio, son village de Moltifao et leurs régions. Ses activités étaient bien évidemment liées à son art, c'est-à-dire rencontre avec des artistes et recherches de nouveaux sujets et thèmes. Pour cela, il effectuait de nombreux croquis et peintures en extérieur car il ne possédait pas d'atelier sur place, c'est donc à Paris qu'il réalisait ses créations qui avaient beaucoup de succès. L'île qui est une destination touristique à la mode notamment au début du XXème siècle, se vend bien artistiquement et le peintre a bénéficié de cette opportunité.

Pour mieux situer la peinture de Léon-Charles Canniccioni dans le contexte artistique corse, attardons-nous sur la situation des artistes de l'époque : dès la fin du XIXème siècle, l'île attire de grands noms tels en littérature, Prosper Mérimée (1803-1870), Gustave Flaubert (1821-1880), Guy de Maupassant (1850-1893), et en peinture, l'Américain James Abbott McNeill Whistler (1834-1903), les Français Henri Matisse (1869-1954) et Fernand Léger (1881-1955). L'île qui est un catalyseur de l'imaginaire, devient pour les peintres un champ d'expérimentation ; à ce propos, Matisse dit : "(…) j'étais ébloui, là-bas tout brille : tout est couleur, tout est lumière" [17]“. La particularité de cette lumière et la beauté des paysages ont provoqué les premières émancipations de la couleur qui seront notamment développées par les Fauves. D'autre part, les contacts entre les arts insulaires et étrangers existent : à la fin du dix-neuvième siècle, le peintre François Peraldi (1843-1920) met son atelier à la disposition de Whistler lors de son séjour ajaccien en janvier-avril 1901.
Quant à Léon-Charles Canniccioni, nous constatons qu'il a de très bonnes relations avec les artistes corses du début du XXème siècle, en effet, il n'est pas un homme solitaire et échange ses expériences artistiques avec des peintres comme Jean-Baptiste Bassoul (1875-1934), Lucien Peri (1880-1948), François Corbellini (1863-1943) ; ils se réunissent fréquemment à la galerie Bassoul à Ajaccio et collaborent notamment pour la revue La Corse touristique des années 1925/30. Les peintres insulaires de cette période s'impliquent donc dans l'économie, par exemple, quelques années plutôt (1899), François Corbellini réalise des dessins qui permirent l'édition de cartes postales. Cet artiste qui a été formé à Paris, distribue son enseignement dans les écoles de l'île, il est conservateur des Musées de la ville d'Ajaccio et en 1937 met en place une réflexion sur un art corse. Le précurseur en la matière, c'est Novellini avec son Catalogue des œuvres remarquables de peinture et sculpture, …[18] . Lui et Peraldi réalisent une notice sur les tableaux du musée Fesch. En général, la prise de conscience et la valorisation d'une identité artistique insulaire se concrétisent, à l'intérieur, par la création d'affiches touristiques et la collaboration à des revues, et à l'extérieur, particulièrement en 1920/30, par des expositions d'œuvres sur le continent (Paris, Marseille…). Ce sont Léon-Charles Canniccioni et Lucien Peri qui feront le plus grand nombre d'envois aux Salons, le premier expose fréquemment aux Artistes Français et le second à la Nationale.
Les œuvres corses de Canniccioni qui ont beaucoup de succès, font appel à des références littéraires et artistiques bien précises : la vision parfois romantique de ses modèles tel le bandit d'honneur et ses paysages aux couleurs chatoyantes correspondent à l'attente des institutions officielles et de particuliers nationaux et internationaux, le romanesque de certains personnages sont dans le prolongement de héros littéraire telle Colomba de Prosper Mérimée, et l'orientalisme de quelques sujets positionne sa peinture dans la catégorie " voyage et découverte ". Sa vision ethnographique de la Corse le rapproche de peintres comme Gaston Vuillier (1846/47-1915) qui décrivit d'une manière réaliste la Corse et ses habitants. La représentation de l'île par Canniccioni possède une distance ou un regard extérieur qu'on ne retrouve pas chez les autres peintres insulaires. Il est notamment intéressé par la relation et les conséquences qu'il existe entre le peuple corse et son mode de vie, alors que des artistes comme Lucien Peri, Jean-Baptiste Bassoul et François Corbellini sont surtout connus pour leurs paysages.
En effet, pour Lucien Peri (1880-1948), le paysage est au centre de ses préoccupations, c'est essentiellement un paysagiste, son thème de prédilection est l'eau, le marais et la rivière. Parmi ses envois à la Société Nationale des Beaux-Arts, on peut citer les œuvres suivantes : Bastia, le Vieux Port (1921), Matin sur les côtes de Corse (1922), Monticello (1926), Environs de Porto-Vecchio (1938), etc… [19] Jean-Baptiste Bassoul (1875-1934) se consacre en grande partie à la décoration notamment dans les églises, il réalise de nombreux décors intérieurs dans des appartements de particuliers de la ville et apprécie également la peinture de chevalet. Bassoul peint des paysages et représente des vues de la Corse et de Bretagne (1928), de Camargue (1929) ou d'Italie (1926), mais il fait aussi des dessins et des études de personnages du village de Bisinchi ou de Moltifao, et d'animaux. [20] François Corbellini (1863-1943) est attiré surtout par le paysage corse avec une prédilection pour le village de Piana dont il est originaire, il peint aussi des figures insulaires (paysans, pêcheurs, habitants d'Ajaccio et des environs, etc…), et est considéré comme l'un des meilleurs animaliers corses. Ce peintre crée également des œuvres orientalistes tel le Port d'Alger en 1927, mais ce sont des créations ponctuelles effectuées lors d'un voyage en Afrique du Nord. [21]

17. Cette phrase est citée dans : OLIVESI Jean-Marc, Voyages d'artistes en Corse au XIXè et XXè s., Ajaccio, La Marge, 1993, p. 14. Tirée de : MATISSE à MARCHAND, cité par Xavier Girard, cat. Expo. 1987, Toulouse-Nice : Matisse : Ajaccio-Toulouse, une saison de peinture, p.19.
18. NOVELLINI Paul Mathieu, Catalogue des œuvres remarquables de peinture, sculpture etc… qui se trouvent dans les églises et autres monuments publics ainsi que dans les maisons particulières de la Corse, suivi des notices sur la vie et les œuvres des artistes corses ayant un titre officiel, Bastia, Imp. C. Piaggi, 1911, 91 p.
19. GIANSILY, Dictionnaire des peintres corses et de la Corse, 1800-1950, Ajaccio, La Marge, 1993, pp. 54-56.
20. GIANSILY, Dictionnaire des peintres corses et de la Corse, 1800-1950, Ajaccio, La Marge, 1993, pp. 9-10.
21. Ibidem pp. 23-24.
 

La Corse est indéniablement une grande source d'inspiration pour Léon-Charles Canniccioni, comme le soulignera si justement le critique M. Thiebault-Sisson du Temps : "Canniccioni n'a jamais été bien inspiré que par la Corse" [22]; Paul Fontana du journal l'Annu Corsu de 1925 précisera que "presque toutes les œuvres qu'il a envoyées aux Salons, depuis ses débuts en 1909, sont des œuvres corses". Ses sujets sont des paysages ruraux et urbains, des constructions humaines (pont, tour, église), des portraits (berger, pêcheur, etc...) et des moments de la vie quotidienne (scène de travail, foire, procession, enterrement…). Géographiquement, il parcourt la Corse dans sa totalité en laissant des témoignages artistiques, il sillonne aussi bien l'intérieur que le littoral, citons du nord au sud : Bastia, St-Florent, Oletta, Moltifao, Asco, Ponte Leccia, la région du Golo, Corte, le Niolo, Ile-Rousse, Calvi, les calanques de Piana, Pino, Salario, Ajaccio, Porto-Vecchio.
Sa production qui est nombreuse et diversifiée, présente une récurrence de thèmes, en 1925, Paul Fontana énumère des sujets que l'on retrouve notamment dans le livre La Corse de 1935 [23]: le Marché de Bastia, le Pont de Ponte-Leccia, les Gorges de l'Asco et les Monts Giuelli, la Jeune femme de Moltifao, la Voceratrice, etc... De plus, des dessins comme la Cipressa créé en 1920, sont utilisés dans ledit livre de 1935. La peinture de Canniccioni franchit les frontières nationales et ce grâce à des sujets corses, au début du XXème siècle, sa célébrité mondiale permet à notre île d'être exposée dans les musées tel celui de New York avec Femmes corses à la Fontaine de Moltifao.

22. Cette citation apparaît dans l'article : FONTANA (de Vico) Paul, " Léon Charles Canniccioni ", l'Annu Corsu, 1925.
23. DOMINIQUE Pierre, La Corse, éditions "Horizons de France", Paris, 1935.
 

Moltifao est l'un de ses principaux points d'encrage, Léon-Charles Canniccioni a effectivement conservé un attachement tout particulier pour son village. Dans sa jeunesse et jusqu'à ce qu'il devienne un vieux monsieur malade, il ne manquera jamais d'y retourner, ses souvenirs sont remplis des images de monts, de rivières et de plaines de cette micro-région. Les villageois ainsi que leurs coutumes qui lui sont si familiers, auront toujours une place de choix dans son cœur. L'amour qu'il porte à Moltifao et sa communauté se retrouvent dans ses œuvres, ses sujets de prédilection dans la région sont par exemple les monts Giuelli, les ponts génois, les paysans. Pour cela, il utilise des techniques comme le fusain, le pastel et la peinture ; on peut citer trois œuvres picturales, les célèbres Jeunes Femmes à la Fontaine (1929) qui se trouverait à New York, le Cavalier corse dans la vallée de l'Asco du musée de Digne et La Voceratrice ou l'Enterrement à Moltifao de celui de Corte. Parmi les illustrations du livre La Corse de Pierre Dominique de 1935, les thèmes sur cette région sont les suivants : Ponte Leccia, Pont sur l'Asco-Monts Giuelli, Cimitera-Berger de Moltifao, Chevrier, Procession de la Nativité (8 septembre), Passage de la Procession, Lavandière au bord de l'Asco, Jeune Femme de Moltifao, le berger Antonaccio.
Sa popularité s'explique par la diffusion de ses œuvres au sein même des foyers : au début du XXème siècle, la photographie était un luxe pour les Corses, ce sont donc les peintures et dessins de Léon-Charles Canniccioni qui permirent aux villageois de conserver les paysages qui les entourent et les portraits de leurs ancêtres. Dans certaines maisons, on les découvre toujours accrochés aux murs ou posés sur une commode. Pour les portraits, ce témoignage ethnographique permet de constater que certaines familles n'ont guère changé : les Grimaldi, Grisoni, Costa, Colombani, Orsoni sont toujours présents et leurs descendants ont conservé la ressemblance physique de leurs aïeux. Léon-Charles Canniccioni a demandé aux villageois de poser pour lui afin d'alimenter ses carnets de croquis. On les retrouve pour certains d'entre eux dans le livre La Corse de Pierre Dominique de 1935, il a dessiné entre autres une parente de sa femme qui se nomme Saveria Grisoni avec un seau sur la tête dans Porteuse d'eau-la secchia sur la tête, une femme de la famille Costa a servi de modèle notamment pour le dessin Jeune femme à la cruche, Dominique Canniccioni, le grand-père de Mathieu et Dominique Grisoni, a posé pour le Chevrier de Moltifao, et l'épouse de Léon-Charles, qui était donc originaire de Moltifao, a prêté son visage à La Voceratrice… D'autres moltifinchi ont également bénéficié d'un portrait peint, c'est le cas de Jean-Toussaint Falconetti qui est le grand-père de Jean-Paul Colombani, ou encore, de Pierre Grimaldi qui était le père de Charles.
Son attachement pour sa région est également perceptible dans ses courriers, par exemple, après son dernier séjour en Corse en 1951/52, il établit une correspondance écrite avec Pierre Grimaldi [24] qui est aujourd'hui décédé. Ces lettres qui sont au nombre de cinq, ont été écrites à Courbevoie et nous informent en particulier sur le vif intérêt qu'il porte à son village malgré la distance qui le sépare de lui, il s'intéresse aux événements qui s'y produisent et aux personnes qui le peuplent. Souvent, la nostalgie de sa terre et le regret de ne plus pouvoir y revenir, et ce à cause de sa maladie, font ressurgir des souvenirs remplis de couleurs et d'odeurs qui font le charme de notre île. Dans l'un des courriers non datés, il se réjouit des bienfaits de la modernité qui apportent aux villageois une meilleure qualité de vie, il dit :

"J'ai eu quelques nouvelles de Moltifao par Quilicus [25], je sais qu'on a mis une pendule au clocher, j'espère que les fontaines promises seront réalisées pour la plus grande joie des femmes libérées de cette rude corvée d'aller chercher l'eau à des centaines de mètres (...)" [26]

24. Charles, le fils de Pierre Grimaldi, a eu la gentillesse de nous communiquer cinq lettres.
25. Il doit s'agir de Quilicus Orsoni, un très grand ami de Canniccioni.
26. Lettre n°1
 

En 1952, on découvre que Léon-Charles Canniccioni tient impérativement à conserver des liens avec d'autres corses du continent permettant de se replonger dans une ambiance insulaire :

"Je me suis trouvé dans une réunion de personnalités corses où se trouvaient les musiciens venus à Moltifao (…) et qui m'ont parlé du chanteur Anton-Marie dont la voix les a beaucoup frappés, à ce propos, vous voudrez bien lui dire le bon souvenir que j'ai emporté de lui-même et de sa famille, vous lui direz les souhaits de bonheur que je forme pour lui et sa femme dont je me rappelle la grâce de jeune fille quand je venais gamin à Moltifao." [27]

27. Lettre n°2 datée de 1952.
 

Il parle également des traditions culinaires de notre île, de ces moments où les membres d'une famille se réunissent l'hiver pour déguster a pulenta (la polenta à la farine de châtaignes) et u figatellu (saucisse) qui sont des spécialités très appréciées des foyers corses. L'exploitation de la châtaigneraie et l'élevage du porc qui étaient autrefois des activités essentielles, permettent de produire notamment de la farine de châtaignes et de la charcuterie. Léon-Charles Canniccioni nous fait ici part du plaisir qu'il éprouvait à assister à la préparation de la polenta et à la cuisson du figatellu, il se souvient de :

" (…) la joie que me donnaient les préparatifs et la confection de la polenta, coupée avec le fil, et l'écrasement des tronçons de figatellu sur les tranches étalées sur la belle nappe enfarinée pendant que le parfum du jus se répandait dans la maison !" [28]

28. Lettre n°3, ligne 17 à 24.
 

Cependant, la résurgence de ses souvenirs est le résultat d'une crainte qui accapare ses pensées, il a peur de ne jamais revoir son village natal et fait le constat suivant :

"Quand j'ai quitté Moltifao, lors de mon dernier voyage j'espérai bien y revenir et revoir les monts Giuelli dans leur splendide majesté ! Hélas je crois bien qu'il faut que je renonce à cette joie car je suis depuis trois mois retombé dans une impotence plus accentuée, et toutes les tentatives faites par les médecins pour me rendre un peu de ma vigueur première semblent vouées à l'échec." [29]

29. Lettre n° 5 datée du 27-12-1953.
 

Cette triste déception qui devient un sujet récurrent dans la majorité de ses courriers, lui fait dire notamment à deux autres reprises :

"Je suis malheureusement de plus en plus impotent et me déplace de plus en plus difficilement ce qui m'enlève l'espoir de pouvoir avoir la joie de revoir les monts, la plaine et les rivières (…) ce qui me rempli de tristesse." [30]

30. Lettre n° 3, ligne 39 à 44.
 

" Je suis envahi de regrets à la pensée que je ne pourrai peut-être plus revoir cette (…) de Caccia et les parents dont le nombre diminue hélas ! annuellement. " [31]

31. Lettre n° 4, année 1953.
 

La nuit venue, cela tourne parfois à l'obsession et il se confie à ce propos :

"Dans mes noires nuits d'insomnie, je suis souvent envahi des souvenirs de ma jeunesse où j'avais la joie de (…) sur les pentes (…) sur les mules que j'empruntais aux parents dans l'ivresse de la belle lumière et des senteurs aromatisées." [32]

32. Ibidem.
 

Léon-Charles Canniccioni éprouve en fait de la nostalgie qui se transforme par ce que l'on appellera " l'appel du retour ", ce phénomène se traduit par un désir " atavique " de revenir finir ses vieux jours sur le sol corse et d'être enterré auprès de ses ancêtres. Évidemment, ce sentiment qui ne lui est pas propre, concerne tous les insulaires qui sont attachés à leurs racines, en particulier, la diaspora corse éparpillée sur l'ensemble du territoire français et dans le reste du monde.

Actuellement, les insulaires qui possèdent des œuvres de Canniccioni, sont assez nombreux, mais, on ne sait pas si ces acquisitions se sont faites dans le cadre d'une vente ou d'un don du peintre. On peut citer l'exemple de M. Georges Oberti, ancien sous-directeur des musées de France et membre correspondant de l'Institut de France à l'Académie des Beaux-Arts. Il possède un tableau et une pochade qui sont une version de la Vue du Golfe d'Ajaccio. Ces deux œuvres lui ont été léguées par son père Marc-Antoine-Joseph. Certaines familles notamment de Bastia et de Moltifao détiennent également des tableaux et dessins de l'artiste. D'autre part, un effort apparaît au musée de Corte qui expose plusieurs de ses créations. Quant à ceux d'Ajaccio et de Bastia, les productions dudit peintre sont présentes mais hélas entreposées dans les réserves ou en restauration.

 

Sa vision ethnographique de la Corse :

Léon-Charles Canniccioni est un observateur attentionné des gestes et du mode de vie de ses compatriotes corses. Il donne la priorité aux personnages au détriment parfois du paysage qui est relégué au rang de décor. À travers ses toiles, nous retrouvons notamment les us et coutumes de notre île qui ont aujourd'hui presque disparu, en effet, cette étude réaliste d'un peuple et son environnement culturel et naturel nous plonge dans la Corse traditionnelle du début du XXème siècle où la vie était différente. Ce témoignage du passé est un lien visuel et réel avec nos racines. Ses sujets (fête, enterrement, procession, scène de travail, etc…) qui sont de simples séquences d'un moment de la vie des insulaires, nécessitent néanmoins une lecture à plusieurs degrés. Au-delà de la vision théâtrale de la mise en scène, nous découvrons des attitudes, des gestes et des objets qui sont vieux de plusieurs siècles et retranscrivent des règles de vie très précises et spécifiques à chaque micro-région. Pour les portraits, au-delà du réalisme et de l'exactitude de la ligne, ce sont l'émotion, l'intensité et le message du regard qu'il faut retenir ; ces regards qui sont aussi le reflet du passé, ont une grande importance. A présent, intéressons-nous, parmi toutes les œuvres corses du peintre, à des thèmes fréquemment traités comme la religion, la place de la femme et celle de l'homme dans la société insulaire.

La religion chrétienne fait encore partie du quotidien et a la faculté de réunir toutes les couches sociales autochtones. Elle jalonne, de la naissance (baptême) à la mort (enterrement), certains moments de notre vie en marquant le calendrier de ses différentes fêtes des saints et des lieux sacrés. Canniccioni qui s'intéressa aux processions, créa notamment les œuvres suivantes : Le Jour des morts dans un village corse de 1920, La Procession du Vendredi Saint à Moltifao de 1920, La Procession de la Nativité (8 septembre) à Moltifao et Au passage de la Procession du livre La Corse de 1935. Ensuite, citons Printemps-Le jour des Rameaux dans un village corse de 1936 ainsi que Le jour de Pâques dans un village corse de 1939. Ces œuvres sont un témoignage précieux puisque certaines corporations et actes religieux ont disparu ou perdu de leur authenticité. Ainsi, la disparition de la confrérie de Moltifao qui est intervenue après la deuxième guerre mondiale, a provoqué une pauvreté cultuelle et culturelle dans ce charmant village. Cet appauvrissement n'est pas un cas isolé, il concerne l'ensemble de la Corse bien que depuis une quinzaine d'années une volonté générale de retour aux sources nous ait permis de redécouvrir nos coutumes. Actuellement, ce renouveau qui a une dimension rurale et villageoise, n'est pas encore suffisant mais rejoint le combat de l'artiste pour immortaliser ces fragiles moments de notre passé.

Léon-Charles Canniccioni apprécie le mois d'avril notamment pour ses processions, durant une dizaine de jours, l'église catholique célèbre trois fêtes : celle des Rameaux, celle de la Semaine Sainte clôturée par le Vendredi Saint, et celle de Pâques. Dans Printemps-Le jour des Rameaux dans un village corse de 1936 qui est une toile que nous n'avons pas retrouvée, Canniccioni a certainement voulu étudier le comportement de la population corse et décrire les originalités décoratives déployées pour la circonstance. Nous pouvons imaginer aisément le sujet en s'aidant de certains écrits tel l'Almanach de la mémoire et des coutumes, Corse, de TIEVANT Claire et DESIDERI Lucie [33]. Nous apprenons qu'il existe un rite appelé Attolite portas qui signifie Ouvrez les portes. Les paroissiens sous la direction du curé pratiquent le rite de clôture et d'ouverture : en ce dimanche des Rameaux qui ouvre la Semaine Sainte, a lieu la procession qui débute et se termine aux portes de l'église. Les étapes sont les suivantes : après la distribution des Rameaux de palme [34] et d'olivier, l'ouverture des portes s'effectue libérant les paroissiens. Avec les rameaux à la main, ils font le tour de l'église qui autrefois s'élargissait à un tour de village et au retour, ils se massent sur le parvis avec, en tête de file, le prêtre qui entame un dialogue avec les trois personnes restées dans l'église. Leur rôle est de fermer la porte lors de la procession dans le village. Le curé demande à trois reprises l'ouverture des portes : " il frappe trois fois avec le pied de la croix en disant, en langue corse : - Apri la porta ! Hosanna Pia ! (Ouvre la porte Hosanna Saint !) " [35]. À la troisième reprise, les hommes demeurés à l'intérieur procèdent à l'ouverture marquant la fin de la procession et le début de la messe des Rameaux qui aura lieu quelques instants plus tard. Toutefois, dès les jours suivants, une nouvelle préparation se met en place car les membres des confréries ont la charge du tressage du " grand palme " (la pullezzulla) qui sera porté en tête de procession du Vendredi Saint.
Donnons un autre exemple d'œuvre comme La Procession du Vendredi Saint à Moltifao de 1920. Au cours de cette fête religieuse, les villageois effectuaient la parata qui avait lieu le vendredi au soir, la parata (du verbe parà, arrêter) est un type de procession qui comme a cerca et a granitula concernent le nord de la Corse. Si au cours de la cerca, les gens du village se poursuivent en rond, au cours de la parata, les villages voisins se visitent réciproquement. Le déroulement de cette dernière peut présenter quelques variantes : dans la micro-région de la Casinca, la rencontre des deux communautés se fait à mi-chemin, au niveau du cimetière. À cet endroit, elles partagent un repas fait de beignets au riz (panzarotti), de vin de muscat ou de vin ordinaire. Cet échange de nourriture à proximité de ce lieu sacré symbolise " un rite de commensalité avec les morts. " Le plus souvent la granitula, troisième forme processionnelle en usage le Vendredi Saint dans le nord de la Corse, achève souvent la parata et marque l'un des temps forts du cycle cérémoniel corse en période de Pâques. Le terme granitula est le même que celui qui désigne un coquillage marin, le bigorneau, car la procession appelée granitula reproduit dans son tracé la forme exacte de sa spirale.

33. TIEVANT Claire et DESIDERI Lucie, Almanach de la mémoire et des coutumes, Corse, Paris, Albin Michel éditeur, 1986, 10-11 avril.
34. Les rameaux de palme bénits se présentent sous trois formes : a crucetta (la petite croix) a stella (l'étoile), et u pesciu (le poisson). Autrefois, on tressait aussi un petit clocher (u campanile) que les enfants portaient accrochés à leur boutonnière. Ces rameaux sont façonnés ou tressés la veille par les familles ou les confréries.
35. TIEVANT Claire et DESIDERI Lucie, Almanach…, 1986, 11 avril.
 

Le 8 septembre, Canniccioni qui ne loupait jamais la Procession de la Nativité de la Vierge dans son village, a laissé des dessins tels La Procession de la Nativité (8 septembre) à Moltifao, Au passage de la Procession du livre La Corse de 1935. De ces œuvres émanent un grand respect des traditions et une véritable vénération pour la Vierge, il règne une atmosphère silencieuse qui provient notamment du recueillement des figures (tête baissée, regard fixé au sol) et de la lenteur des mouvements. Cette ambiance est magique grâce à des choix de compositions et de techniques tels l'uniformité des attitudes, la mise en valeur des personnes du premier plan, l'absence de décor et l'emploi du vide mettant en relief les quelques coups de crayons. Tout cela donne l'impression d'une rencontre entre deux mondes : le monde terrestre et celui du divin. Les tenues vestimentaires et les quelques détails décoratifs nous renseignent sur la particularité de la confrérie de Moltifao : le prêtre et les membres de la confrérie conduisant la procession sont en tête de cortège. Le curé se distingue des autres en portant un habit différent, les confrères sont vêtus en majorité d'une aube ou chemise (camisgiu) longue et blanche agrémentée d'un court manteau (mantelletta) noir qui recouvre leurs épaules et d'une corde (curdone) qui leur serre la taille. Dans Au passage de la procession, ces tenues ne sont pas les mêmes, ce sont des chemises larges possédant une capuche (cappuciu). Le prieur et les sous-prieurs ayant un bâton de confrérie (mazza) à la main, se nomment les mazzeri (le mazzeru signifie le massier). Ils dirigent les autres confrères qui sont à peine visible dans La Procession de la Nativité (8 septembre) à Moltifao, et entourent la statue qui est protégée par un dôme arrondi décoré, au-devant, d'une couronne fleurie. Pour plus d'informations, nous pouvons dire que ladite statue en marbre représente la " Vierge à l'enfant ", Marie tient dans sa main gauche une sorte de parchemin où nous pouvons lire " Vicento Arigho, bandito salvato della peste. PGCMV 1657 ". En effet, elle aurait été construite de la main d'un bandit sauvé de la peste, cette madone du bandit fait l'objet de la tradition suivante : le jour de fête, après la messe, le curé monte sur la chaire et commence une sorte de mise aux enchères de la vierge, celui qui propose le plus d'argent, aura le privilège de porter la vierge à l'avant de la procession. Généralement, cette fête religieuse était suivie d'un grand bal populaire le soir.
La hiérarchie des membres d'une procession existe même si elle n'apparaît que légèrement sur les deux dessins cités ci-dessus. Pour développer ce point, appuyons-nous sur l'exemple de la procession rurale a cerca qui s'effectue à l'aube du Vendredi Saint en Haute-Corse et se déroule sur plusieurs kilomètres pour s'achever à midi. Elle est décrite notamment par Lucie Desideri qui est ethnologue corse et enseignante à Paris :

" Les mazzeri (…) sont suivis par les confrères habillés de surplis blancs. Derrière eux viennent les femmes, habillées de la faldetta, habit cérémoniel fait d'une jupe bleu nuit recouvrant les habits : elle est remontée par l'arrière sur la tête, et devant, retroussée jusqu'à la ceinture comme pour former une poche dans laquelle sont transportées quelques provisions que l'on consomme pendant la longue marche de la cerca." [36]

36. TIEVANT Claire et DESIDERI Lucie, Almanach…, 1986, 15 avril.
 

Léon-Charles Canniccioni qui représenta dès le début de sa carrière des scènes liées aux foires, créa en 1911, Paysans corses se rendant à la Fiera, et en 1912, il exposa au Salon officiel Retour à la foire et Sur la route, paysans corses allant à la Santa. L'année suivante, il produit par exemple l'œuvre les Préparatifs pour la Foire qui est achetée par le musée de San Francisco. Nous pouvons également découvrir un dessin intitulé A la foire du Niolo, dans le livre La Corse de Pierre Dominique de 1935, qui relate la célébration de la fête religieuse de Casamacciuli. Cette fête marque l'ouverture de la Fiera della Santa di Niolu (Foire de la Sainte du Niolo) qui dure trois jours, elle a été instituée en 1835 par la commune avec l'aval du gouvernement et est devenue un grand lieu de rencontre particulièrement pour les bergers. Pour ces derniers, au-delà de la fête, cette foire signifie " le signal de départ de la transhumance hivernale vers les vallées et les plaines du littoral ", et ce phénomène qui concerne toute la région, se perpétue depuis des siècles.
En observant le tableau Paysans corses se rendant à la Fiera de 1911/12, nous découvrons un cortège de femmes et d'hommes marchant activement vers la gauche, il a emporté avec lui des bêtes (bœufs, chevaux, brebis ou chèvres, etc...), ainsi que des denrées alimentaires qui sont contenues dans des corbeilles posées sur la tête des femmes. Arrivée à destination, cette marchandise sera troquée pour d'autres produits ; les foires étaient donc l'occasion de s'amuser, de se réunir, mais aussi, de vendre ou d'acheter des animaux et produits divers. Dans A la foire du Niolo, le peintre représente deux paysans et surtout deux énormes bœufs. Il faut savoir qu'autrefois, posséder ou louer des bovins représentait une grande richesse.

Le thème de la femme corse revient fréquemment dans son œuvre, il s'intéresse particulièrement à leurs instants de travail. Ainsi les activités quotidiennes sont liées au bien-être de leur foyer (filage de laine, lessive...) et parfois s'élargissent à des travaux plus collectifs (moissons, cueillettes d'olives, etc...). Naguère, l'organisation de la société corse était basée sur une division sexuelle de l'espace correspondant au partage des tâches ; le royaume de la femme est celui de la maison où elle règne et se fait respecter des siens. À L'extérieur, domaine de l'homme, elle s'y aventure pour faire et rapporter les fagots de bois à la maison, aller chercher l'eau à la fontaine, s'occuper du jardin, participer aux travaux des champs et aux cueillettes annuelles.
Léon-Charles Canniccioni s'est intéressé aux fileuses et a dessiné l'une d'elles sur le papier. La jeune Fileuse du livre La Corse est assise et se concentre sur son travail, de la main gauche elle saisit une quenouille chargée de laine, de poil de chèvre ou de lin, et de l'autre main, elle semble tirer un fil invisible qui est en principe enroulé autour d'un fuseau. L'habileté des mains, la coordination entre ces dernières et la quenouille sont orchestrées par l'acuité du regard. Pour montrer cette gymnastique spirituelle et manuelle, Léon-Charles ne dévoile que le visage de la figure, les avant-bras et les mains. La difficulté de la tâche se manifeste par la déformation du poignet et de la main gauche qui sont le prolongement entre l'utilisatrice et son outil.


La Fileuse

Le choix de ce sujet étant à première vue anodin, est en réalité lourd de significations, car elle symbolise les tâches que la femme devait accomplir. Cette activité était initiée très tôt aux jeunes filles qui retrouvaient cette symbolique dans les rituels de mariage, elle s'effectuait à chaque instant où la vie laissait les mains libres. Pour faciliter leur travail, ces femmes suçaient parfois une châtaigne sèche pour faire venir la salive dont elles humectaient leur doigt afin de faciliter la torsion du fil [37].
Certaines se distinguant par leur dextérité, obtenaient un fil si régulier et solide que la toile qu'elles en tiraient était d'une qualité remarquable ; à ce propos, soulignons l'existence de l'histoire de Marie au fil d'or [38] qui avait de véritables doigts de fées.

37. Ibidem, 5 avril. tiré de : POMPONI F., ETTORI F., RAVIS-GIORDANI G., PECQUEUX-BARBONI R., SIMI P., RENNUCCI J., Corse, écologie, économie, art, littérature, langue, histoire et traditions populaires, Collection " Encyclopédies régionales ", éd. Christine Bonneton, 1984.
38. TIEVANT Claire et DESIDERI Lucie, Almanach…, 1986, 6 avril.
 

À présent, penchons-nous sur les travaux de lessive (a bucata) qui étaient bien évidemment assurés par les femmes et jeunes filles, et qui se déroulaient en trois temps : on allait au ruisseau ou à la rivière pour savonner et battre le linge, puis, on le ramenait au village pour le faire bouillir dans le cuvier, enfin, on retournait le rincer à la rivière. Depuis l'invention du lave-linge, cette " corvée " a disparu et les œuvres de Léon-Charles Canniccioni sur ce sujet sont devenus de précieux témoignages picturaux. Ces gestes, accomplis depuis des générations par les femmes, ont été étudiés par le peintre à travers respectivement les trois toiles et le dessin suivants : Les Monts Giuelli vus des bords de l'Asco de 1930 du musée de Troyes, Lavandières corses au bord de l'Asco de 1932 (localisation inconnue), Les Laveuses dans la montagne du Fonds Municipal d'Art Contemporain de Paris, et Lavandières au bord de l'Asco de 1935 du livre La Corse. Ainsi, dans le premier tableau cité ci-dessus, les laveuses se distinguent à peine, toutefois, on découvre au bord de la rivière deux femmes : celle debout qui tient dans ses bras une corbeille, semble avoir terminé son travail. Dans le troisième tableau, il y a trois femmes cette fois au bord d'un ruisseau, l'une d'entre elles est accroupie et lave son linge. Pour le dessin Lavandières au bord de l'Asco une des quatre figures courbe l'échine afin de tremper ou rincer sa lessive.
La femme corse qui était incontestablement travailleuse, forte, capable, portait sur la tête des fardeaux, elle chargeait de lourds paniers pleins de linge, mais, allait aussi chercher de l'eau dans des cruches ou baquets (secchia) à la fontaine. La cruche est un des symboles avec la quenouille de la vie quotidienne qu'on retrouve dans une quantité de chants féminins. Ensuite, la paysanne transportait du bois sur la tête et puis toutes les charges possibles et imaginables. Elle s'occupait également de l'éducation des enfants ; la première qualité d'une femme aux yeux d'un homme, c'était de donner la vie, le reste était secondaire.

La vie et la mort sont indissociables et requièrent en Corse la présence de la femme, la naissance et l'éducation n'apparaissent pas dans les toiles du peintre, néanmoins, les manifestations des sentiments face à la mort le préoccupent. Le comportement face à la mort et le rôle de la femme sont deux thèmes réunis par Léon-Charles Canniccioni dans par exemple le Vocero et la Voceratrice de 1935. Le premier est un dessin au fusain du livre La Corse ; le deuxième qui est une toile grand format, se trouve actuellement au musée de la Corse de Corte. Hormis les variantes de composition, d'éléments décoratifs, de personnages et de leurs attitudes, ces deux créations mettent en scène le moment où la vuceratrice (chanteuse de voceri) se présente devant la tola (table) qui accueille et met le défunt en exposition. Ce rite se pratiquait lors de la veillée funèbre qui précédait généralement de quarante-huit heures les funérailles.
Lorsque la toilette du mort préparée par les femmes est terminée, la famille commence la veillée mortuaire ; la dépouille du défunt est veillée par les parents, les voisins et les amis. Dans la Voceratrice, Léon-Charles Canniccioni nous présente le mort vêtu d'un surplis blanc de confrérie dont la capuche est remontée sur la tête et ne laisse apparaître que le visage. Cela signifie donc qu'il appartenait à la confrérie du village de Moltifao, le lieu de cette scène est connu puisque ce tableau s'intitule également " Enterrement à Moltifao ". Nous voyons un grand nombre de confrères en retrait qui sont muets et immobiles. Leur comportement contraste avec l'agitation des femmes du premier plan qui sont groupées, agenouillées autour de la tola, et forment un groupe de pleureuses sanglotant ou chantant les lamenti (complaintes) et voceri. Selon les règles établies, elles doivent aller jusqu'à l'extrême limite dans la manifestation extérieure de la douleur. Elles ont tiré leur fichu noir jusque sur le front pour cacher les cheveux, le front et les yeux. Autrefois, l'habit de deuil et de cérémonie des femmes corses était la faldetta, sorte de voile noir ou bleu foncé, qui originellement était le pan arrière de la robe ramené sur la tête et les épaules, encapuchonnant la femme. Par ailleurs, deux d'entre elles ont une attitude différente des autres : la première s'est jetée sur les pieds du mort, il s'agit certainement de la mère, la femme ou la fille du défunt ; la deuxième située au centre du tableau est debout et a les bras pratiquement en croix, elle se nomme la voceratrice. Cette habituée des chants funèbres fait l'éloge du mort et lui reproche d'avoir quitté les siens, sa renommée s'étend généralement dans tout le canton car le lyrisme de ses voceri et lamenti [39] est incomparable. Ses dons d'artiste lui permettent de traduire les différents degrés de la douleur : dans la Voceratrice du livre La Corse, son expression faciale et corporelle traduisent subtilement une douleur à la fois intense et souterraine. La manifestation de la souffrance et des sentiments revêt parfois un voile de véhémence lorsqu'il s'agit d'une mort violente, pour le Vocero, la voceratrice lève les bras au ciel et lance des cris à se déchirer les commissures des lèvres. Si le défunt a été assassiné, elle introduit dans son improvisation funèbre une séquence appelée rimbeccu qui est un appel impératif à la vengeance adressé aux hommes de la famille de la victime.

39. Voceri et lamenti qui sont avant tout des chants improvisés, se chantent sur un thème musical simple. Les voceratrice parlent elles-mêmes indifféremment de voceru ou de lamentu pour désigner leur chant. En général, les vers du premier sont de seize pieds comme ceux du deuxième ; sauf lors de l'appel de la vendetta où un couplet supplémentaire est introduit.
 

Le système patriarcal corse en vigueur donnait l'autorité au vieux père de famille, puis à sa mort, à l'aîné des garçons. L'homme devait subvenir aux besoins alimentaires et matériels du foyer ainsi qu'assumer les responsabilités morales de la famille. Afin de se nourrir, l'insulaire avait des activités différentes selon le lieu géographique : sur le littoral, on trouvait essentiellement des pêcheurs, et en montagne, des paysans travaillant la terre et des éleveurs (berger, chevrier, bouvier). Il existait également des petits métiers liés à la fabrication et la distribution de produits artisanaux tels le potier, le maréchal-ferrant, le cordonnier, le charretier, le marchant ambulant, etc… D'autre part, l'un des rôles moraux de l'homme était l'accomplissement de la vendetta (vengeance) qui fut durant des siècles, une véritable institution régie par des règles basées sur l'honneur. Ces hommes en tuant leurs ennemis, devenaient par la force des choses des bandits d'honneur.


Voilier devant Bastia

Léon-Charles Canniccioni qui a peint plusieurs villes et villages des côtes (Bastia, Calvi, St-Florent, Porto-Vecchio, Ajaccio), s'attache particulièrement à décrire des activités et ambiances marines du début du XXème siècle. Ainsi, dans Voilier devant Bastia du livre La Corse, on découvre au premier plan, le port de Bastia peuplé de bateaux en mouvement, et à l'arrière-plan, la magnifique façade baroque de l'église Saint Jean-Baptiste. La présence d'une embarcation à voile (le schivu ou la billuga) qui se distingue des deux petites barques (le guazzarellu) gravitant autour, nous donne un aperçu des modes de navigation de l'époque. Jusqu'aux environs de 1925 où la navigation à moteur vint bouleverser les conditions de pêche, il fallait être au moins deux, sinon trois, sur les bateaux à voile de cette période.
Dans Pêcheurs d'Ajaccio du livre La Corse, nous assistons à deux scènes de pêche : la première située en haut de la page, présente deux pêcheurs " sudistes " s'afférant sur leur barque ; la deuxième disposée juste en dessous, présente deux figures tirant leur filet du rivage. Ce dernier se nomme le sciabicottu di paghja ou le sciabicutellu qui est calé près du rivage et halé de terre à force des bras, on y recueille des ombrines, saurels, loups et poissons plats. Le sciabicutellu est plus petit et moins lucratif. Le sciabicottu di zeri ou tartaru, utilisé cette fois à Bastia, est également halé à bras par quatre hommes, la pêche se pratique la nuit et rapporte de nombreux rougets, jarrets, trigles et autres.
Dans Bastia.Paysan au marché du livre La Corse, ce sont les femmes qui vendent les produits du travail familial. Le poisson dont la vente est effectivement assumée par les femmes des pêcheurs (pisciaghje), faisait autrefois l'objet d'un troc avec les paysans des villages environnants. Pendant la belle saison, les pisciaghje échangeaient volontiers leur marchandise contre du blé ou de la farine de châtaignes.

Pour l'agriculture, le gros travail consiste à labourer, semer et moissonner un bout de terre de façon à avoir u granu et l'orzu, le blé et l'orge, l'orge valant pour l'homme comme pour l'animal. A quoi l'on peut joindre le foin. Le montagnard d'autrefois ne connaissait guère autre chose, ignorait le boucher et l'épicier, se contentait du colporteur et du marchand d'huile, vendait ses bêtes dans les foires et se souciait peu du reste. Peu à peu, la descente vers les plages s'est accentuée et le nombre des possesseurs d'oliviers et d'amandiers, des vignerons et des jardiniers a augmenté. Cette augmentation fut possible grâce à l'éradication des maladies tel le paludisme contracté sur le littoral. Léon-Charles Canniccioni représenta trois moments de dur labeur et décrivit un savoir-faire ancestral dans les œuvres suivantes : Laboureur. Golfe de Porto, La Moisson et La Moissonneuse portant ses souliers et la faucille sur la tête, Cueillettes des Olives du livre La Corse de 1935.
Le Laboureur du golfe de Porto dirige un araire tiré par deux bœufs et est assisté par une autre personne disposée juste derrière lui. Il laboure avec l'araire manche-sep, outil employé dans le sud de l'île ; dans le nord, on utilise l'araire dental. Les paysans fabriquaient eux-mêmes leur araire dans un bois dur, seul, le soc en fer était fait par le forgeron du village. Les bœufs situés au premier plan sont reliés à l'araire par un attelage avec notamment une barre de bois horizontale placée dans le creux de leur cou, ils sont unis par u coppiu. Ces animaux qui représentaient " une richesse non négligeable dans l'économie domestique "[40], étaient choyés car ils augmentaient considérablement les chances d'obtenir une bonne moisson et de nourrir la famille des laboureurs. Sans eux, le paysan devait manier notamment la pioche (le zappone) et le bêchoir (la marra), ce travail à la main était long et fort pénible.
Pour La Moisson et la Moissonneuse portant ses souliers et sa faucille sur sa tête, Léon-Charles Canniccioni s'intéresse aux mois de juin et de juillet, période qui était jadis entièrement consacrée à la moisson (a sighera). En juin, les paysans récoltaient l'orge dont une grande partie était destinée à la nourriture des chevaux ; au mois de juillet, on moissonnait le blé et le seigle. Dans la première illustration située en haut, nous découvrons une scène de travail au champ où les hommes et les femmes travaillent ensemble : au premier plan, une femme porte sur la tête un amas de tiges, juste derrière, apparaissent principalement un paysan et deux bœufs. Ensuite, en arrière plan, il y a deux grosses meules (cappile) formées de gerbes qui étaient liées, puis empilées les unes sur les autres. L'image placée en bas à gauche, représente comme son titre l'indique une moissonneuse portant ses souliers et sa faucille sur sa tête. Les femmes ayant une part active dans ce type de travail, avaient elles aussi la faucille en main quand elles ne rassemblaient pas, derrière les hommes, les mannelle (javelles) pour en faire des manne (gerbes).
Concernant la culture de l'alivu (l'olivier) qui connaît son apogée au XIXème siècle, la récolte (a cugliera) se fait en Corse du mois de décembre au mois de mai, puisque l'on attend que les fruits tombent à terre pour les ramasser. Au début du siècle, dans les grandes propriétés particulièrement de la Balagne et du Nebbiu, on engageait des cuglitori (cueilleurs) étrangers lorsque la main d'œuvre féminine ne suffisait pas. Par contre, dans les petites oliveraies familiales, les filles de la maison suffisaient souvent à ramasser tous les matins les olives (alive) tombées la nuit au pied des arbres ; les garçons venaient également afin de transporter les fruits ramassés. Dans La Cueillette des Olives, Léon-Charles Canniccioni dessine quatre femmes formant un chapelet humain en forme de S, chacune d'entre elles a une tâche précise à accomplir. La première se trouve dans l'arbre et cueille les olives à deux mains, la deuxième disposée au pied de l'arbre tient dans ses mains un large panier. La troisième et la quatrième qui sont situées au premier plan, se penchent afin d'agiter les olives recueillies dans un grand filet ou morceau de tissu, pour cela, elles se positionnent l'une en face de l'autre.

40. TIEVANT Claire et DESIDERI Lucie, Almanach…, 1986, 13 octobre.
 

Léon-Charles Canniccioni rendait souvent visite aux bergers en compagnie notamment de son père, il nous a laissé des témoignages iconographiques tels la Bergerie dans les Calanques de Piana, Chevrier, Cimitera-berger de Moltifao, Chevrier de Moltifao, Bouvier sur la route de Salario, le berger Antonaccio, et Rentrée des bœufs en octobre-vallée de l'Asco de 1914 dont la localisation est inconnue. La bergerie dans les calanques de Piana est un dessin mettant en scène deux bergers qui sont à l'extérieur de leur Stazzu (bergerie) en pierres sèches, à droite, des chaudrons sont suspendus aux branches de deux arbres. Même si l'artiste n'a pas peint l'intérieur de ces stazzi, nous pouvons dire que l'ameublement était rudimentaire : les éleveurs se contentaient d'un lit, d'une huche, d'une table et quelques sièges. Leurs préoccupations et leurs activités étaient différentes des agriculteurs, ils devaient se plier aux étapes de la transhumance, fabriquer du fromage, pratiquer la traite, la tonte et le marquage des bêtes. Lorsqu'ils ne s'occupaient pas de leurs animaux, ils adoraient aller par exemple à la chasse. Ces hommes avaient des destins de solitaire et connaissaient parfaitement la nature.
Dans le Chevrier, au-delà de la composition (le personnage est placé au centre et entouré de ses bêtes; à droite et à gauche du dessin, de grands arbres encadrent la scène), c'est la tenue vestimentaire qui est véritablement instructive. En effet, le personnage porte sur le dos un pelone qui est une sorte de cape agrémentée d'un capuchon et fabriqué en drap de poil de chèvre ; ce pelone tenait très chaud et permettait au berger de dormir dehors sans aucune crainte des intempéries. Le chapeau posé sur sa tête, a remplacé la "barreta pinzutta" qui est un bonnet pointu de velours ou de drap. Autrefois, la "barreta misgia" (bonnet souple et rond) s'utilisait dans certaines régions comme celle de Bastelica. Il y a également le bâton sur lequel s'appuie le berger au cours des longues marches. Naguère, le costume masculin se composait notamment de culottes et de guêtres, à l'époque de Canniccioni cela était bien évidemment " passé de mode ". Dans le tableau et le dessin intitulés le Bouvier corse et le Bouvier sur la route de Salario, hormis la cape, l'ample chemise de couleur claire et le gilet qui constituent la base vestimentaire depuis des siècles, la figure porte une veste et un pantalon de couleur foncée, peut-être du velours noir. Dans le Chevrier de Moltifao, le costume présente des variantes, on remarque la veste " bleu de chauffe " et la casquette ; cette dernière introduite en Corse au XIXème siècle, fut d'abord réservée aux jours de fête. Pour les accessoires, le berger Antonaccio tient dans sa bouche une pipe qui a été fabriquée soit par le berger lui-même et ce durant ces quelques instants de repos, ou encore, par des fabricants de pipes tels ceux de Valle d'Orezza qui furent très prisés pour la qualité de leur travail.
Les visages des éleveurs sont importants à étudier, ils sont le reflet de toute une vie passée à l'extérieur à braver les caprices du climat et de la nature. Les portraits de Cimitera, berger de Moltifao, Chevrier de Moltifao, le berger Antonaccio, nous présentent de vieux messieurs barbus, leur peau est burinée par le soleil d'été et marquée par le froid hivernal de la vallée de l'Asco. Les " sillons " sur leurs visages sont les conséquences bien évidemment de la vieillesse, mais aussi d'une incessante marche pastorale : depuis leur plus jeune âge, ces bergers ont arpenté les montagnes et les plaines afin de respecter les règles de la transhumance. Les regards des trois figures qui possèdent respectivement une expression amusée, directe et pensive, nous ouvrent les portes vers un univers composé à la fois de mystère, de science, de poésie et de générosité. Jadis, les bergers à force de vivre dans le silence et la solitude, étaient vivement portés vers le mystère. Ces vieux bergers capables de tirer des présages en examinant l'omoplate d'un bouc, d'un agneau ou d'un chevreau égorgé sur place, sont appelés spallisti ; ils ne se réunissent jamais que dans les circonstances graves de la vie. Les pratiques magico-religieuses et les interprétations des signes comme la géomancie [41] sont un moyen pour eux d'identifier le mal ou la maladie. D'autre part, les éleveurs avaient, à l'instar des paysans et bandits d'honneur, un don inné pour la poésie ; ils composaient des chants et connaissaient notamment " des chants entiers de Dante, du Tasse, de Marino, et de Parny. " [42]

41. La géomancie est une technique divinatoire fondée sur l'observation des figures formées par de la terre ou des cailloux jetés au hasard sur une surface plane.
42. Phrase citée dans l'Almanach…, 5 février. Tirée de : CROZE Austin de, La Chanson populaire de l'île de Corse, Paris, 1911.
 

L'artisanat tenait également une place très importante au sein de la communauté corse. Les artisans qui fabriquaient un produit (le forgeron, le maréchal-ferrant, le menuisier, le charpentier, le meunier, le vannier, le cordonnier, le potier, etc…), avaient une activité indispensable pour la vie des villageois et des citadins. Il existait deux types d'artisans (artisgianu), celui qui exerçait son activité au sein même de la communauté tel le menuisier, et celui qui s'établissait dans des lieux propices à sa petite industrie (potier, vannier) et auquel on faisait appel plus épisodiquement. La distribution et le transport des produits étaient notamment assurés par le marchand ambulant, le charretier ou encore le muletier.
Léon-Charles Canniccioni nous fait partager son intérêt pour ces petits métiers à travers les œuvres suivantes : le tableau Muletier corse qui se trouve au musée de Valence (1937) ; les dessins Muletier à Calvi, le Transport de pins en forêt d'Aïtone et le Charretier (haut) du livre La Corse. Dans le Charretier, le peintre nous présente une charrette, principal outil de travail, qui est dirigée par le carriteru (charretier) et poussée par deux mules. Sur ce dessin, cette charrette accueille une femme ; habituellement, on y trouvait notamment un chargement de meubles, de caisses, de sacs de farine. Cet homme qui parcourait toute l'île, chargeait sa marchandise au port et ensuite partait en direction de la montagne afin de ravitailler par exemple les commerçants des villages. À cause de la lourde charge à véhiculer, ses déplacements étaient lents, ainsi les mules ne pouvaient pas avancer à plus de trois kilomètres heures et ce malgré le claquement du fouet (frusta) du charretier. Ce dernier qui se pressait pour arriver non loin d'habitations avant la tombée de la nuit, logeait et mangeait chez un hôte. Sa venue était toujours ressentie comme une grande fête car il informait et distrayait les villageois de nouvelles fraîches, d'histoires et chansons.
Les muletiers qui étaient aussi appréciés par les communautés paysannes, animaient toujours les rues d'une manière pittoresque lors de leur traversée dans les villages. Dans le tableau le Muletier corse et le dessin les Muletiers à Calvi, au premier plan, un homme et deux mulets prenant la pose, surplombent la ville de Calvi. Ladite cité est identifiable grâce au dôme et au clocher de l'une des églises de la citadelle, cet édifice religieux se détache sur une mer bleue et un ciel parsemé de nuages cotonneux teintés de tons mauves. Les deux animaux conduits par le muletier, ne portent aucun chargement sur le dos, mais sont munis d'un harnais et d'un bât.
Dans Transport de pins en forêt d'Aïtone, Léon-Charles Canniccioni met à nouveau en avant le rôle indispensable des muletiers (i mulatteri) et de leurs bêtes, ainsi, plusieurs mulets attelés en ligne, tirent d'énormes madriers [43] placés sur des chariots à deux roues particulièrement solides. Les gigantesques troncs de pins coupés apparemment à la forêt d'Aïtone, étaient généralement destinés à être transformés en poutres et planches ; le muletier se chargeait de véhiculer ces troncs d'un endroit à un autre.

43. Ce sont des pièces de bois très épaisses, employées en construction.
 

Léon-Charles Canniccioni aborde également le thème du bandit d'honneur qui est toujours d'actualité durant la première moitié du XXème siècle. La fascination des artistes pour ce sujet est déjà présente au siècle précédent. Les histoires de bandits comme celle de la famille des Bellacoscia, des Rocchini et des Tafani remontant au XIXème siècle, passionnèrent les écrivains, peintres et les voyageurs en quête respectivement de thèmes et d'aventures. Par exemple, dans son livre Colomba (1840), Prospère Mérimée donna une dimension romantique à une tragédie faite de sang et de larmes. Ce roman relate l'histoire d'une femme corse qui, après avoir vu tuer ses fils et petits-fils, mourut à peu près seule. Son désir de vengeance était si fort qu'elle " avait longtemps tenu le fusil " [44]. Selon les règles, les femmes ne participent pas directement à la vengeance, mais il peut effectivement arriver qu'elles prennent elles-mêmes les armes si, par exemple, dans leur famille, il n'y a plus d'hommes pour relever le défi. Gaston Vuillier, peintre de la deuxième moitié du XIXème siècle, qui fit en 1890 un séjour de plus trois mois en Corse, illustra et écrivit un ouvrage intitulé Voyage en Corse [45]. Il dessina d'une manière réaliste et trouva les mots justes pour décrire l'ambiance tendue d'une vendetta, celle-ci eut lieu à Zicavo durant son excursion d'un mois dans ce village et ses environs. Pour son dessin le Bandit, Léon-Charles Canniccioni respecte pour sa part la tradition romantique et romanesque, il représente un homme viril possédant une grande prestance. Sa pose étudiée (il se tient bien droit et est vu de trois-quarts, la main droite sur la hanche) et son souci d'élégance (chapeau incliné sur le côté, large ceinture de tissu autour de la taille, petite moustache à la Clark Gable) le font ressembler à un héros de livre ou de film. Toutefois, la présence du fusil à la main, l'intensité de son regard scrutateur et la dureté de ce visage nous indiquent qu'il s'agit d'un homme sur ses gardes. Il surveille attentivement son royaume ou plus exactement sa retraite salutaire. L'aura émanant de cette figure impose le respect et nous rappelle qu'un membre d'une famille qui vengeait un parent assassiné, faisait simplement son devoir et pouvait en être fier. Il est important de faire la distinction entre bandits d'honneur et parcittori, puisque les derniers cités étaient des bandes armées qui faisaient régner leur loi et prélevaient des impôts sur le territoire qu'elles s'étaient acquis et réparti [46]. Nous citerons pour mémoire le cas de Bellacoscia, scélérat qui, durant quarante-quatre ans, massacra, pilla, rançonna, terrorisa, édicta des lois. Redouté et obéi, il fut souverain absolu de la région [47]. De l'extérieur, la différence entre bandits d'honneur et bandits ne peut pas se déceler, pour la nation française la vendetta n'était pas une institution avec des valeurs centrées sur la notion d'honneur mais du pur banditisme entretenu par "le désordre matériel et moral" dans l'île. En 1935, le gouvernement procéda aux dernières exécutions des bandits corses [48], mais, cette situation n'effaça pas la mauvaise réputation que la société corse traîne encore aujourd'hui comme un boulet. Ces préjugés ne doivent pas faire oublier que la majorité des Corses " étaient et sont " aussi bien honnêtes que travailleurs.

44. DOMINIQUE Pierre, La Corse, Types et coutumes, éditions "Horizons de France", Paris, 1935, p. 85.
45. VUILLIER Gaston et GIRAULT DE SAINT-FARGEAU Eusèbe, La Corse vue au XIXème siècle : Voyage en Corse exécuté en 1890 par Gaston Vuillier, Description du Département de la Corse par Eusèbe Girault de Saint-Fargeau publiée en 1836, Editions Errance, Paris, 1982.
46. Guides Gallimard, Haute-Corse, Evreux, Editions Nouveaux Horizons,1983, p.67.
47. BOREL-LEANDRI Jean-Marie, Architecture et Vie traditionnelle en Corse, Éd. SERG, 1978, p. 278.
48. Guides Gallimard, Haute-Corse, Evreux, Editions Nouveaux Horizons,1983, p.67.

 

 

Sa place artistique sur le continent et analyse de son œuvre :

À partir de 1899, Canniccioni qui entre à l'Ecole des Beaux-Arts, aura avec Jean- Léon Gérôme un enseignement académique. Henri Focillon, historien d'art de la première moitié du XXème siècle, pense que :

"C'est parmi ces adeptes de l'académisme que se recrutent jusqu'aux premières années du XXème s. les grands décorateurs des monuments publics, les portraitistes officiels, les professeurs de l'Etat, les jurys du Salon et les membres de l'Institut. " [49]

49. FOCILLON Henri, La peinture du XIXème s., n°2, du réalisme à nos jours, Paris, Flammarion, 1991, p. 234.
 

Le parcours de Léon-Charles Canniccioni est logique, car sa formation artistique lui ouvre les portes du Salon officiel et garantit l'achat de ses tableaux notamment par l'Etat. Une étape supplémentaire est franchie lorsqu'il devient Sociétaire et par la suite membre de jury de peinture, en fait, c'est la reconnaissance de son travail par le monde artistique officiel. Ajoutons à cela, en 1927, l'attribution de la Légion d'honneur, et en 1937, l'obtention d'une médaille d'or à l'Exposition Internationale de Paris.

Cette renommée officielle l'écarte bien évidemment des mouvements contemporains français du début du XXème s, nous supposons qu'il n'a jamais exposé au Salon des artistes indépendants et au Salon d'automne qui sont les salons où se regroupent tous les artistes rejetés par les instances officielles. Sa vision " classique " et réaliste de la peinture l'oppose au cubisme de Pablo Picasso et Georges Braque ainsi qu'au mouvement Dada ou encore au surréalisme. De la même façon, son style est totalement aux antipodes du futurisme italien et autres avant-gardes européens. En effet, lorsque Picasso termine les Demoiselles d'Avignon en 1907, Canniccioni est toujours à l'Ecole des Beaux-Arts et reçoit des cours académiques. Le cubisme (1907-1914) né de la rencontre de Pablo Picasso (1881-1973) et de Georges Braque (1882-1963), n'attire pas le peintre corse qui crée à cette époque des œuvres classiques. Même si Canniccioni emploie des touches rectangulaires caractéristiques du procédé de Paul Cézanne dans Le Cavalier dans la vallée de l'Asco de 1915, il est très loin de l'invention de ce dernier d'un nouvel espace par la géométrisation et la succession des volumes. Procédé auquel s'attaqueront Picasso et Braque durant la première phase du cubisme que l'on désigne par le terme " Cubisme Cézannien ". D'autre part, le mouvement Dada (1914-1924) empruntant à la machine encore méprisée et aux objets de rebut le vocabulaire des satires avec ces " ready made ", est trop différent des préoccupations de Canniccioni qui n'avait pas de message social ou politique à faire passer à travers ses œuvres. Nous n'avons pas retrouvé de document relatant son intérêt pour ces objets manufacturés élevés à la dignité d'objets artistiques. La toile et le papier seront semble-t-il les deux principaux supports de son art. De plus, il n'était pas un adepte des manifestes comme furent le futurisme italien, et le surréalisme constitué d'artistes cherchant à peindre l'au-delà du réel, l'imaginaire, à provoquer, par leurs tableaux, une surprise, un dépaysement fortuit libérant la pensée. Il ne semble donc pas appartenir à un groupe d'artistes ayant des revendications particulières. Mais, Canniccioni qui adore le fourmillement des activités culturelles et artistiques parisiennes, a certainement fréquenté l'incontournable butte de Montmartre et Montparnasse : au début de ce siècle, ces lieux grouillent d'artistes consacrés et d'avant-gardes, de personnalités de la vie mondaine, de la mode et des spectacles.
L'artiste ne possède pas une peinture révolutionnaire, toutefois, il n'est pas totalement insensible aux nouveautés puisque son style est une synthèse entre l'académisme, l'impressionnisme, le post-impressionnisme (Cézanne) et les avant-gardes (fauvisme, expressionnisme). D'autre part, sa passion pour l'Orient notamment l'Afrique du Nord, fait de lui un véritable artiste-voyageur orientaliste. Il faut savoir que de 1890 à 1940, quelque deux mille peintres français parcourent le monde, en particulier les possessions françaises, des Antilles et des îles du Pacifique à l'Afrique du Nord, l'Afrique Noire et l'Indochine. Canniccioni pour sa part choisira de se rendre à plusieurs reprises en Espagne et en Afrique du Nord. Il y peindra les lieux, les ambiances et les habitants comme pour les peintures Ségovie sous la neige de 1930, Le Marché de Tunisie de 1932/1933, A Chameaux l'abreuvoir devant la mosquée du barbier, Kairouan de 1933, Dans l'oasis de Chenini de la même année, Sur une barque de Djerba de 1934, Place à Sidi Bou Said de 1937. Il confiera un jour à l'un de ses deux petits-fils que pour lui les Africains du Nord ont des similitudes physiques avec les Corses. Dans ses tableaux, la rencontre entre les cultures méditerranéennes a lieu fréquemment. Les femmes des dessins Au marché de Bastia ressemblent aux femmes arabes : elles sont assises parterre et portent un voile qui leur couvre la tête et surtout une partie du visage. Cette façon d'enrouler le tissu autour du coup comme dans la Jeune fileuse du livre La Corse est une décoration vestimentaire inspirée des contrées orientales.
L'ambiguïté de sa position picturale n'enlève rien à la qualité de son œuvre et lui permet ainsi de créer un style personnel fait d'influences diverses très apprécié dans le monde entier. Tout au long de sa carrière, il reste attaché à la composition étudiée et la maîtrise du dessin héritées de l'académisme enseigné par J.L. Gérôme et G. Ferrier, lors de sa formation scolaire aux Beaux-Arts. Peindre en plein air, choisir des sujets de la paysannerie font aussi partie de ses préoccupations. Il est comme Jean-François Millet (1815-1875) attiré par la réalité du monde rural (travail aux champs, etc…), ainsi, les figures de la Cueillette des Olives de 1935 s'inspirent des Glaneuses. Canniccioni adopte un réalisme constitué d'un style aux larges épaules, aux mains rudes, à la forte poitrine. Il retient également les leçons impressionnistes concernant la liberté de la touche ainsi que la suprématie de la lumière et de la couleur. Canniccioni s'intéresse au modernisme de la deuxième moitié du XIXème siècle, mais, il n'est pas un descendant de cette génération d'artistes tels Alfred Roll (1847-1919) et Bastien Lepage (1840-1884) qui ont adopté la voie du milieu et du compromis entre l'académisme et l'impressionnisme. Il va plus loin qu'eux dans le sens où son inspiration moderne ne se limite pas aux aspects extérieurs (choix des sujets, emploi d'une peinture claire et d'une facture libre). Il adhère totalement à la philosophie des vrais impressionnistes tel Claude Monet (1840-1926) qui est régie par une règle d'or : la suprématie de la lumière. La série des vues du golfe d'Ajaccio des années 1930-40 et celle des vues du Tombeau sur les Sanguinaires sont les plus représentatives : les ambiances lumineuses sont créées par l'emploi de teintes vibrantes. La répétition d'un même sujet permet au peintre de faire une étude sur le temps qui passe.
À l'instar des précurseurs des " révolutions " picturales (Cézanne) et des avant-gardes du premier quart du XXème siècle, Léon-charles Canniccioni va se préoccuper du rôle de la couleur dans ses œuvres et de l'expression des sentiments douloureux. Il s'inspire des techniques de Paul Cézanne (1839-1906) en lui empruntant parfois une touche uniforme géométrique qui est disposée en tapis sur de vastes zones du tableau, ce procédé crée des modulations de couleurs. Les Femmes corses de la Chambre de Commerce et d'Industrie d'Ajaccio de Canniccioni est l'un des exemples les plus frappants. Il accorde généralement autant d'importance à la couleur qu'au sujet. Mais, dans certaines toiles, l'exagération chromatique domine au point d'être un moyen d'expression à part entière. Même si Léon-Charles Canniccioni ne prône pas la libéralisation totale de la couleur pure comme le fait Henri Matisse (1869-1954), le chef de file du fauvisme, ses toiles possèdent néanmoins une grande singularité chromatique. Elle est audacieuse et parfois exagérée. Dans Sur la place du marché à Bastia en dépôt à la Maison du combattant d'Ajaccio, les couleurs jaunes, rouges et oranges des fruits et des légumes en exposition sont vives et acides ; elles respirent la fraîcheur. Le bleu du tablier de la femme debout est lui aussi intense. Il rejoint également les préoccupations des expressionnistes lorsqu'il s'intéresse quelquefois au côté déplaisant de la vie. L'expressionnisme (au sens large) est, précisons-le, une déformation de la nature, qui prend une part directe aux souffrances humaines, à la pauvreté, à la violence, à la colère. Les témoignages iconographiques de Léon-Charles Canniccioni sur ces thèmes sont assez rares et ponctuels. On peut citer le dessin au fusain du livre La Corse, intitulé Le Vocero : le visage et les mains de la figure principale sont déformés, mais le peintre corse ne va pas aussi loin que Edvard Munch (1863-1944) et Oscar Kokoschka (1886-1980). Pour ces derniers, la déformation et la caricature sont un mode d'expression permanent qui s'applique autant aux figures qu'à son environnement.


La Fête du Vin

L'analyse d'un grand nombre de ses œuvres révèle que sa production artistique est fournie. Son travail se manifeste à travers la peinture le plus souvent à l'huile, l'aquarelle, les crayons et le fusain. Ces matériaux ont été utilisés dans des domaines divers tels la peinture, le dessin, les arts décoratifs, les illustrations du livre La Corse de 1935, et l'affiche telles le Circuit automobile de la Corse de 1921 et le Premier Gala aux Ambassadeurs de 1931. La majorité des thèmes porte sur la Corse (paysages, personnages et leur quotidien), mais d'autres sujets sont abordés comme la mythologie, les allégories, la religion, l'histoire, les voyages, et sa famille (portrait de son fils, son autoportrait, etc…). Léon-Charles Canniccioni s'intéresse à la vie contemporaine et surtout au monde paysan corse ; il sort en extérieur pour dessiner ou peindre la nature, mais travaille parfois d'après photographies. L'environnement représenté est montagneux, marin ou encore citadin. Il s'intéresse aussi aux gens et représente des hommes et des femmes de tous âges. Les enfants n'apparaissent pas dans ses tableaux, à l'exception du portrait de son fils de 1923 qui s'intitule Convalescent. Ses modèles posent pour des portraits, des scènes de genre comme celle de la Fête du vin de 1933, et animent systématiquement les scènes de paysages. Certaines figures font aujourd'hui partie d'un précieux témoignage ethnographique corse, d'autres sont un témoignage de la guerre de 1914-1918. Canniccioni qui a fait la Première Guerre mondiale, a dessiné notamment au fusain, à la sanguine et aux crayons de couleur sur du papier, les portraits de ces compagnons qui ont vécu comme lui de terribles moments sur le front de l'Est à Flirey [50] et à Verdun.
Les principales caractéristiques de son style sont la maîtrise du dessin, la composition étudiée, la prédominance de la couleur et de la lumière, et la présence de figures très typées qui portent toujours des accessoires vestimentaires bien définis (chapeau, ruban ou tissu sur la tête, écharpe autour du coup, large cape…). La composition est élaborée et constituée principalement de diagonales, de verticales et d'horizontales. Un espace vide situé soit à droite, au centre ou à gauche, permet au spectateur de pénétrer dans la scène. Lorsque Léon-Charles Canniccioni peint des extérieurs, il place au premier plan, une ou plusieurs figures, et à l'arrière-plan, un paysage et un ciel travaillés. Les couleurs donnent une ambiance chaude et créent des contrastes lumineux incomparables. Les peintures possèdent une technique mate. La facture qui est très large et personnelle, s'adapte aux diverses tendances stylistiques employées : lorsque l'artiste peint comme les impressionnistes, les touches sont fragmentées et les couleurs se superposent. Quand il imite les "classiques", elles deviennent lisses avec des couleurs juxtaposées. Les œuvres " impressionnistes " ont souvent une ambiance vaporeuse, les jeux de lumière et l'étude sur les changements de temps sont le véritable sujet du tableau. Les œuvres académiques ont des teintes sombres et respirent une grande sobriété. Pour le portrait, Léon-Charles Cannicccioni s'attache à l'expressivité des visages et possède une grande capacité à percevoir l'aura de ses modèles. Leur personnalité et leurs sentiments sont exprimés à travers le regard. Les figures sont authentiques et parfois spontanées.

50. Meurthe et Moselle.
 

Son œuvre connaît une évolution qui se divise en deux périodes : la première débute en 1908 et se termine à la fin des années 1920, elle reflète principalement l'application des leçons académiques et ses premières expériences impressionnistes. La deuxième phase qui se déroule durant les années 30/57, traduit l'affirmation de son style.
Durant la première période, Léon-Charles Canniccioni met en pratique ce qu'il a appris à l'école, le choix et le traitement des sujets sont très académiques. Les principales caractéristiques de son style (le souci de la composition, de la ligne et du traitement anatomique, etc…) sont déjà présentes dès 1908. Parallèlement, il aborde des sujets de la vie quotidienne (les rites et coutumes corses, portraits de son fils et son père), c'est l'occasion pour lui de s'inspirer des impressionnistes. À ses débuts, il représente des groupes de figures, et au fil des ans, il ne donne en général la priorité qu'à un seul personnage. Ses sujets corses qui semblent démarrer en 1911, alimentent annuellement et systématiquement sa production artistique jusqu'en 1915. Ils sont très appréciés par les acheteurs publics et privés et permettent ainsi au peintre de se spécialiser dans ce domaine. Canniccioni présente Le Retour à la Terre au Salon officiel de 1911. L'année suivante les Paysans corses se rendant à la Fiera, Retour à la foire et Sur la route, paysans corses allant à la Santa sont exposés également au Salon. En 1913, il peint par exemple le tableau les Préparatifs pour la Foire qui est acheté par le musée de San Francisco. En 1914, Rentrée des bœufs en octobre, vallée de l'Asco est aussi exposé au Salon. En 1915, le Fonds National d'Art Contemporain achète une œuvre qui s'intitule Cavalier corse dans la vallée de l'Asco.
Pour ce tableau, Canniccioni change de style et nous n'en connaissons pas les raisons, sinon peut-être qu'il est plus approprié à des scènes en extérieur. Ce changement intervient dans l'emploi d'une nouvelle facture picturale et étude chromatique traduisant un essai impressionniste et post-impressionniste. Les touches qui sont devenues rapides et fragmentées, sont appliquées en larges bandes. Le côté précis et lisse des œuvres précédentes a presque disparu : au premier plan, la courte végétation est traitée d'une manière "brouillon" afin de créer de l'agitation et du mouvement. Le cavalier et les chevaux qui prennent la pose, ne sont guère détaillées, d'ailleurs les traits faciaux de l'homme sont simplement suggérés. Le traitement géométrique des montagnes produit parfois un effet répétitif et " stratifié " qui fait référence aux procédés de Cézanne. La palette des couleurs s'est éclaircie et s'éloigne donc des ambiances sombres des premiers tableaux. De la superposition des couleurs, il résulte un brassage chromatique qui donne au paysage un effet vaporeux et une absence de précision, seules les figures sont " presque " épargnées.
Au cours de la première guerre mondiale, la promiscuité avec les gens a suscité chez l'artiste un intérêt accru pour l'étude des visages et leurs expressions. L'homme et ses sentiments sont définitivement au centre de ses préoccupations, et se retrouvent dans le dessin intitulé Donato de 1919, en dépôt au musée Fesch. Ce personnage qui est la représentation d'une tête d'homme barbu vu pratiquement de profil, a le type méditerranéen ; ses cheveux sont recouverts d'un drapé blanc, son expression est à la fois grave, romanesque et mystérieuse. Le peintre utilisera fréquemment ce type de figures tout au long de sa carrière, en particulier dans la Voceratrice de 1935.
Les années 1920 sont des années vastes, la célébrité est au rendez-vous et lui permet de s'affirmer dans des recherches impressionnistes. Dans les Pêcheurs corses au bord de la mer de 1919, le traitement des vagues souligne l'intérêt accru du peintre pour le mouvement, c'est en fait une étude sur les reflets de l'eau et les remous de l'écume. L'originalité provient notamment du contraste entre l'agitation de la mer qui occupe la majorité de la toile et l'immobilisme des figures se trouvant sur une mince bande de sable. Sa peinture qui est très généreuse, donne du relief et de la matière à l'ondulation des vagues. En comparaison avec le Cavalier corse dans la vallée de l'Asco, une nouveauté est intervenue aux niveaux de la facture et des couleurs : la touche lisse qui existe encore ponctuellement dans le Cavalier dans la vallée de l'Asco, disparaît totalement et laisse place à une touche onduleuse et plus sure. Cette avancée place du même coup le Cavalier de 1915 dans une étape transitoire. La gaieté et parfois la transparence des coloris sont remplacées par un dégradé épais de bleu, d'ocre et de rose qui ne présente guère d'éclat. Seuls le blanc de l'écume, l'ocre du sable ainsi que le rouge des habits éclaircissent le tableau et attirent le regard du spectateur. Par ailleurs, le mélange entre le rouge et le bleu crée un ciel inquiétant.
Toutefois, Canniccioni continue à employer des procédés picturaux très classiques concernant les commandes de l'Etat sur des thèmes religieux et historiques. Le Christ descendu de la croix de 1924 nous montre qu'il n'a pas oublié les sujets académiques et les leçons des grands maîtres : il renoue avec les ambiances sombres et les grandes virtuosités scénographiques. La sinuosité des lignes de composition et le regard des personnages forment un lien virtuel fort. Ce retour aux inspirations classiques permet de constater que le peintre corse à une meilleure maîtrise dans l'art de l'imitation. Il a digéré les leçons apprises et s'est débarrassé des compositions un peu maladroites qui existent dans les tableaux classiques Autour d'un temple circulaire de 1908, La Douleur d'Orphée de 1909, l'Enfance de Jupiter de 1914. Les figures de ces trois œuvres sont comme posées dans le décor, la liaison ne se fait pas entre les personnages et l'environnement. En revanche, le tableau d'histoire intitulé la Levée du siège de Metz par Charles Quint de 1928 est très abouti, il est le résultat de plusieurs années d'observations d'œuvres de peintres classiques. Notons notamment un parfait équilibre dans la composition, une grande maîtrise du dessin et un grand souci des détails. Cette toile est semble-t-il l'une des dernières tentatives concernant les sujets classiques, car nous ne les retrouverons presque plus au cours des années qui suivront. Ce tableau marque également la fin d'une période où Canniccioni tente de tirer des leçons de sa formation scolaire. Une nouvelle page s'ouvre vers des préoccupations basées essentiellement sur la couleur et la lumière.

Dans les années 1930/40, Léon-Charles a dépassé la cinquantaine et sa réputation professionnelle n'est plus à faire. C'est à cette période qu'il acquiert une grande maturité technique, son style des années 30/57 est une combinaison entre les préoccupations impressionnistes et les résurgences plus classiques. Le dosage entre ces différentes influences varie selon le tableau, toutefois, son objectif majeur est de retranscrire les couleurs et les lumières du bassin méditerranéen. Ainsi, dans les Monts Giuelli vus des bords de l'Asco de 1930, Canniccioni continue son étude sur le traitement chromatique, nous noterons cette fois le bleu insolite de l'eau qui rappelle les fauves et qui fait écho au bleu de l'arrière-plan. L'ambiance est chaude mais reste à l'instar des Pêcheurs corses au bord de la mer de 1919 assez sombre. Sa peinture est toujours pâteuse et opaque. La différence avec les toiles précédentes réside dans l'emploi d'une nouvelle touche en pointillée posée d'une manière rapide et spontanée : le jaune du feuillage des arbres situés juste derrière la figure, est une couleur appliquée " à l'état pur " qui procure une grande sensation de fraîcheur. Ce traitement en pointillé contraste avec l'effet vaporeux des cailloux blancs tout autour, ou encore, avec le côté précis et travaillé des montagnes.
Ses paysages ont beaucoup de succès au Salon et il n'est pas rare qu'il reproduise la même œuvre pour divers acheteurs. Par exemple, la Vue du Golfe d'Ajaccio des années 1930-40 fut créé pour le Président Paul Doumer qui l'installa dans son bureau de l'Elysée, mais cette vue a été reproduite pour d'autres particuliers notamment corses comme M. Georges Oberti. Cette œuvre est intéressante car elle est une synthèse entre ses connaissances classiques et ses expériences impressionnistes. Le côté classique se traduit notamment par des touches plus lisses et une composition plus construite (les arbres à droite ainsi que la maison et les cyprès à gauche encadrent la scène). Toutefois, la recherche d'une nouvelle ambiance chromatique et lumineuse se rapproche définitivement des impressionnistes tel Monet. Grâce à la couleur jaune, la lumière se transforme comme par magie en une poussière dorée qui se dépose sur tout le tableau, sa présence est tellement forte qu'elle en est presque palpable.
L'année 1935 correspond à la sortie du livre La Corse de Pierre Dominique dans lequel les illustrations au fusain de Canniccioni relatent le mode de vie corse. Cet intérêt pour la vie des insulaires prend parfois un caractère excentrique et insolite lorsque s'opère un mélange entre les coutumes corses et orientales. Afin d'exprimer ce brassage culturel et cultuel, le peintre crée un grand tableau la Voceratrice, exposé en 1935 au Salon officiel, qui a pour thème un enterrement à Moltifao. L'ambiance solennelle, la rigueur et la sobriété prennent le pas sur l'impression et les sentiments. Le nombre important de figures, la verticalité de la composition, la présence de la voûte et celle des visages orientaux font référence à des toiles de la première période telles Autour d'un temple circulaire..., Retour à la Terre, Le Chanteur Muratore dans Carmen, Donato. Même si le peintre opte pour une facture lisse, l'ambiance reste chaude : la couleur orange de la voûte domine sur le blanc et le noir des vêtements des figures, et atténue l'austérité de la scène.
Deux ans plus tard, il expose au Salon le tableau le Muletier corse qui donne la priorité qu'à une seule personne. Cette figure qui nous est familière, est identique à celles de la Vue du golfe d'Ajaccio des années 30-40 et du Bouvier corse, cependant, le gros plan sur le personnage est cette fois plus important. Il n'y a guère de changements pour les choix chromatiques, mais, ce sont les contrastes des couleurs qui différencient cette toile des autres. Ces contrastes sont augmentés par l'emploi d'une lumière blanche qui estompe le volume des bâtisses à l'arrière, et empiète sur le premier plan. La lutte entre ombre et lumière divise le tableau en deux parties inégales : seul un 1/3 du tableau à droite est épargné par les rayons du soleil. Mais, c'est cette partie qui est la plus colorée et en relief.
L'Orient hante également son esprit, la Place à Sidi Bou Said de 1937, est un endroit que Canniccioni a certainement bien connu et semble idéal pour continuer des recherches sur la couleur et la lumière. Ainsi, l'originalité de cette œuvre réside dans le traitement en aplat des éléments (bâtisses, arbres, figures) et l'aspect " délavé " des couleurs afin de traduire la forte luminosité. La lumière aux teintes bleutées ne crée pas une chaleur sèche et agressive comme dans le tableau le Muletier, mais une douce atmosphère " cotonneuse ". D'autre part, le premier rôle n'est pas ici accordé aux figures mais à la maison blanche de l'arrière-plan. Ce procédé a été employé quelques années auparavant pour les Monts Giuelli vus des bords de l'Asco de 1930.
Trois plus tard, le peintre représente à nouveau des paysages de Corse-du-Sud. Dans Paysage décoratif de 1940, les éléments de la composition sont pratiquement identiques à la Vue du Golfe d'Ajaccio. Le premier plan est animé par des figures (homme et animaux), et l'arrière-plan est composé d'une construction et de gigantesques cyprès se détachant sur un ciel nuageux. Toutefois, les touches sont moins lisses et plus tourmentées, elles ont la forme de petites vagues. Cette facture qui donne du mouvement à ce tableau, est dans l'esprit des Pêcheurs corses au bord de la mer de 1919. Les petites taches jaunes constituant le feuillage de l'arbre, situé juste derrière le troupeau de bovins, sont déjà présentes dans les Monts Giuelli vus des bords de l'Asco. Le tableau Paysage décoratif semble être l'aboutissement concernant ses recherches impressionnistes, puisque le peintre réussit à donner l'impression du temps qui passe. Cette capture du temps et celle de l'air en mouvement ont été possibles grâce à des touches rapides et onduleuses.
Les œuvres des années 40 possèdent, en général, une grande joie de vivre et ne laissent pas deviner un seul instant que le peintre ait pu connaître à cette époque des moments difficiles dans sa vie privée. Cependant, le tableau Vue de Tolède acheté par le Fonds National d'Art Contemporain en 1952, est l'exception : un grand malaise est perceptible et l'absence d'intérêt pour les figures est véritablement insolite. L'ambiance qui est généralement poétique pour l'ensemble de son œuvre, devient ici lourde et énigmatique. L'opacité de ce fleuve aux couleurs étranges est vraiment inquiétante. Par rapport à l'atmosphère des Pêcheurs corses au bord de la mer de 1919, une étape supplémentaire est franchie : il introduit la notion d'une force invisible qui contrôlerait les éléments terrestres tels l'eau, la terre et le ciel. Par ailleurs, le traitement des personnages est différent de celui qu'on trouve dans les Monts Giuelli vus des bords de l'Asco, les diverses Vues du Golfe d'Ajaccio, la Place à Sidi Bou Said, les Vues du Tombeau sur les Sanguinaires et les Laveuses dans la montagne. Pour ces dernières œuvres, les personnages du premier plan sont de petites tailles par rapport au décor environnant, mais ils sont plus ou moins détaillés. C'est-à-dire que nous savons comment ils sont habillés et distinguons leurs attitudes. Par contre, dans La Vue de Tolède, les formes sont à peine visibles et totalement imprécises, ce manque d'intérêt pour les figures est unique dans l'œuvre de Canniccioni.

 

Conclusion :

Léon-Charles Canniccioni connut une carrière artistique exemplaire : à la fin du XIXème siècle, il effectua sa formation notamment aux Beaux-Arts de Paris, ensuite, durant la première moitié du XXème siècle, ses participations au Salon des Artistes Français furent fréquemment couronnées de distinctions. Sa peinture qui était appréciée aussi bien des instances officielles que des particuliers, fut imitée dans les ateliers parisiens des années 20/40. Ses tableaux achetés par le FNAC (Fonds National d'Art Contemporain) ont été déposés dans des lieux prestigieux tels le Palais de l'Elysée, Matignon, l'Assemblée Nationale, l'Ambassade de France à Washington, le Consulat de notre pays à Genève, la Cathédrale de la ville de Québec (Québec, Canada), etc… La ville de Paris possède également plusieurs tableaux qui se trouvent dans différentes mairies d'arrondissement. Le musée Roybet de Courbevoie dispose d'une cinquantaine d'œuvres. Il y a également une collection privée, ce sont des particuliers corses ou autres tel M. Oberti de la micro-région de Balagne, ancien sous-directeur des musées de France et membre correspondant de l'Institut de France à l'Académie des Beaux-Arts. Il a notamment une version de la Vue du Golfe d'Ajaccio.

Cette renommée officielle lui permit d'acquérir une aisance financière suffisante pour venir souvent en Corse, qui était sa plus grande source d'inspiration. Au cours de ses séjours, il rendait visite à ses amis artistes ajacciens et aux villageois de Moltifao. Il parcourait également les montagnes de la région d'Asco, et observait avec attention les gestes et mode de vie de ses compatriotes. Sa vision ethnographique le démarque des autres artistes peintres corses de ce début du XXème siècle, et le rapproche d'autres artistes comme Gaston Vuillier. Certaines de ses figures ressemblent parfois aux héros romantiques inventés par des écrivains comme Prosper Mérimée. Léon-Charles Canniccioni qui fut l'ambassadeur de la Corse à l'étranger, a séduit avec ses thèmes des musées notamment américains et des pays de l'Est. À la fin de sa vie, le succès diminua et les commandes ne furent plus aussi nombreuses. Après sa mort, son œuvre ne semble plus intéresser personne, et ses peintures et dessins exposés dans les musées sont peu à peu entreposés dans les réserves. En Corse, au cours de ces quarante dernières années, son souvenir s'est effacé progressivement de la mémoire des anciens, et ses tableaux ont, semble-t-il, très peu circulé sur le marché de l'art.

La redécouverte de son œuvre qui fut lente et tardive, est due à des initiatives venues au cours des années 1990. Elle coïncide avec un regain d'intérêt pour le patrimoine et la culture insulaires. Les médias lui empruntent certains personnages et paysages afin d'illustrer des livres et reportages télé. On peut citer par exemple le livre intitulé l'Almanach de la mémoire et des coutumes, Corse, Paris, Albin Michel éditeur, 1986, de TIEVANT Claire et DESIDERI Lucie ; l'Histoire d'Ajaccio, Ajaccio, édition La Marge, 1992, de POMPONI F. (sous la direction de), CASTA F.-J., CESARI J., CHAUBIN H, FLORI R., GAUTHIER A., GRAZIANI A.-M., etc… ; le Guide Gallimard, Haute-Corse, Evreux, Editions Nouveaux Horizons, 1993 ; l'ouvrage In la Corsica, Ch'hè un pezzu ad avà… Ma s'hé vivu lu fiatu - E ti rivecu o Bà (En Corse, il y a longtemps déjà. Mais quelque chose demeure - Où je te revois, grand-père), Ganges, éd. Mémoires et Images, 1996, d'AUBIN Daniel.
Cette redécouverte fait également partie d'une ré-appropriation du contexte artistique du début du XXème siècle, et des expositions vont dans ce sens : au musée Fesch d'Ajaccio, du 3 au 29 août 1992, a eu lieu une exposition s'intitulant peintres d'Ajaccio et de la Corse. En septembre 1999, la foire des antiquaires de Bastia a mis en vente des tableaux de plusieurs peintres de notre île du dix-neuvième et vingtième siècles. Durant l'année 2000-2001, dans le cadre de l'exposition du musée de Corte sur le tourisme, le public a pu observer des affiches et des peintures de François Corbellini, Lucien Peri, Léon-Charles Canniccioni… L'intérêt pour son art se manifeste aussi par des actions du Comité du patrimoine de Moltifao : sous la houlette d'Ange Colonna, l'ancien maire adjoint de ce village, une exposition a eu lieu en 1991 dans l'église abritant en permanence un tableau religieux dudit peintre. Actuellement, les locaux de la mairie accueillent plusieurs reproductions photographiques d'œuvres originales. Le projet de Moltifao serait de fonder un musée dédié à cet artiste.
D'autre part, nous noterons la circulation de ses peintures sur le marché de l'art. Les particuliers lui font un très bon accueil lors des ventes dans les galeries : le 19 avril 2000, la toile intitulée Paysage de Corse appartenant à M. Perrot qui est aujourd'hui décédé, a été mise en vente aux enchères publiques chez OGER & DUMONT, 9 rue Drouot, 75009 Paris, et adjugée à un particulier pour la somme de 29 000 francs (vingt-neuf mille francs). La dernière vente a été réalisée en décembre 2001, à l'Hôtel de ventes de Fontainebleau, concernant un tableau intitulé les Vendanges en Corse qui a été adjugé pour la somme de 135 000 francs (cent trente-cinq mille francs) à des particuliers de la région parisienne.

Mais tous ces efforts ne sont pas suffisants, puisque Léon-Charles Canniccioni n'est encore connu que de quelques initiés. Ce livre, tiré de mon travail universitaire, a donc pour objectif, la diffusion de cet héritage artistique à un plus large public, et d'être une base de recherches pour des étudiants désireux d'approfondir ce sujet qui mérite toute notre attention.